Lettres à une inconnue/77

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(1p. 189-192).

LXXVII

Vézelay, 8 août 1843, au soir.

Je vous remercie de m’avoir écrit un mot avant mon départ. C’est l’intention qui m’a fait plaisir et non l’expression de votre lettre. Vous me dites des choses fort extraordinaires. Si vous pensez la moitié de ce que vous dites, le plus sage serait de ne plus nous revoir. L’affection que vous avez pour moi n’est chez vous qu’une espèce de jeu d’esprit. Vous êtes toute esprit. Vous êtes une de ces chilly women of the North, vous ne vivez que par la tête. Ce que je pourrais vous dire, vous ne le comprendriez pas. J’aime mieux vous répéter encore que je suis fâché de vous avoir fait de la peine, que ç’a été indépendant de ma volonté et que je vous en demande pardon. Nos caractères sont aussi différents que nos stamina. Que voulez-vous ! vous pouvez quelquefois deviner mes pensées, mais vous ne me comprendrez jamais.

Je suis ici dans une horrible petite ville perchée sur une haute montagne, assassiné par les provinciaux, et fort préoccupé d’un speech que je dois faire demain. Je représente, et vous me connaissez assez pour savoir combien le métier d’homme public m’est odieux. J’ai pour me consoler un compagnon de voyage très-aimable et une admirable église qui me doit de ne pas être par terre à l’heure qu’il est. Lorsque j’ai vu cette église pour la première fois, c’était fort peu de temps après vous avoir vue à ***. Je me demandais aujourd’hui si nous étions plus fous alors que maintenant.

Ce qu’il y a de certain, c’est que nous nous faisions l’un de l’autre une idée probablement très-différente de celle que nous avons maintenant. Si nous avions su alors combien nous nous ferions enrager l’un l’autre, croyez-vous que nous nous serions revus ? Il fait un froid affreux, de la pluie et des éclairs au milieu de tout cela. J’ai une rame de prose officielle à écrire, et je vous quitte d’autant plus facilement que ce ne sont pas des tendresses que j’aurais à vous dire. Je suis aussi mécontent de moi-même que de vous. C’est cependant la force des choses à qui j’en veux le plus. Je serai à Dijon dans quelques jours. Si vous vouliez m’écrire là, vous me feriez plaisir, surtout si vous trouviez sous votre plume quelque chose de moins brutal que votre dernière lettre. Vous ne pouvez vous faire une idée d’une de nos soirées d’auberge. Parmi les idées les plus riantes qui me viennent à l’esprit, je pense à aller passer quelque part en Italie le temps qui doit s’écouler entre ma tournée et le voyage d’Alger. Je me figure que, de votre côté, vous avisez aux moyens d’être à la campagne lorsque je reviendrai à Paris. Que deviendront tous ces projets-là ? En partant, j’ai vu M. de Saulcy, qui venait de recevoir une lettre de Metz. On lui faisait un grand éloge de votre frère, qui plaît beaucoup aux gens à qui on l’a recommandé. Je vous aurais écrit cela plus tôt sans les mille et un tracas du départ.

Adieu. Il me semble que je me trouve mieux pour avoir un peu causé avec vous. Si j’avais plus de papier et moins de rapports à faire, je serais capable, je crois, de vous dire maintenant quelque chose de tendre. Vous savez que mes colères finissent ordinairement de la sorte.

À Dijon, poste restante, et n’oubliez pas mes titres et qualités !