Lettres à une inconnue/78

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(1p. 192-194).

LXXVIII

Avallon, 14 août 1843.

Je croyais être le 10 à Lyon, j’en suis encore à plus de soixante lieues. Il faut que je m’arrête à Autun avant d’avoir de vos nouvelles. Si vous êtes aimable, vous m’écrirez encore à Lyon. Je suis de plus en plus content de Vézelay. La vue en est admirable, et puis j’ai quelquefois du plaisir à être seul. En général, je me trouve assez mauvaise compagnie ; mais, quand je suis triste sans avoir de grands motifs pour l’être, quand cette tristesse n’est pas de la colère rentrée, alors je me plais dans une solitude complète. J’étais dans cette disposition les derniers jours que j’ai passés à Vézelay. Je me promenais ou je me couchais au bord d’une certaine terrasse naturelle qu’un poëte pourrait bien appeler un précipice, et, là, je philosophais sur le moi, sur la Providence, dans l’hypothèse qu’elle existe. Je pensais à vous aussi, et plus agréablement qu’à moi. Mais cette pensée-là n’était pas la plus gaie, parce que, aussitôt qu’elle venait, je me représentais combien je serais heureux de vous voir auprès de moi dans ce coin ignoré. Et puis, et puis tout cela se terminait par cette autre pensée plus désolante, que vous étiez bien loin, qu’il n’était pas facile de se voir et pas sûr même que vous le voulussiez bien. Ma présence à Vézelay a beaucoup intrigué la population. Lorsque je dessinais, surtout lorsque je me servais d’une chambre claire, un rassemblement considérable se formait autour de moi, et c’était à qui bâtirait des conjectures sur mon genre d’occupation. Cette célébrité ne laissait pas d’être fort ennuyeuse, et j’aurais bien voulu avoir avec moi un janissaire pour contenir les curieux. Ici, je suis rentré dans la foule. Je suis venu pour voir un vieil oncle que je ne connaissais guère. Il a fallu rester deux jours avec lui. Pour ma peine, il m’a mené voir quelques têtes sans nez qui proviennent d’une fouille faite aux environs. Je n’aime pas les parents. On est obligé d’être familier avec des gens qu’on n’a jamais vus parce qu’ils se trouvent fils du même père que votre père. Mon oncle est cependant un très-brave homme, point trop provincial, et peut-être je le trouverais aimable si nous avions deux idées communes. Les femmes sont ici aussi laides qu’à Paris. En outre, elles ont des chevilles grosses comme des poteaux. À Nevers, il y avait d’assez jolis yeux. Point de costumes nationaux. Outre nos perfections morales, nous avons l’avantage d’être le peuple le plus rabougri et le plus laid de l’Europe. Je vous envoie un bout de plume de chouette que j’ai trouvée dans un trou de l’église abbatiale de la Madeleine de Vézelay. L’ex-propriétaire de la plume et moi, nous nous sommes trouvés un instant nez à nez, presque aussi inquiets l’un que l’autre de notre rencontre imprévue. La chouette a été moins brave que moi et s’est envolée. Elle avait un bec formidable et des yeux effroyables, outre deux plumes en manière de cornes. Je vous envoie cette plume pour que vous en admiriez la douceur, et puis parce que j’ai lu dans un livre de magie que, lorsqu’on donne à une femme une plume de chouette et qu’elle la met sous son oreiller, elle rêve de son ami. Vous me direz votre rêve.

Adieu.