Lettres à une inconnue/8

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(1p. 31-35).
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VIII

Mon cher ami féminin,

Nous devenons fort tendres. Vous me dites : Amigo de mi alma ; ce qui est fort joli dans une bouche féminine. Votre lettre ne me donne pas de nouvelles de votre santé. Vous me disiez dans l’avant-dernière lettre que mon ami féminin était malade, et vous auriez dû savoir que j’en étais en peine. Ayez plus d’exactitude à l’avenir. C’est bien à vous à vous plaindre de mes réticences, vous qui êtes le mystère incarné ! Que voulez-vous de plus sur l’histoire du diamant, si ce n’est son nom ? Des détails peut-être ; mais ils seraient ennuyeux à écrire, et ils vous amuseront peut-être un jour que nous ne trouverons rien à nous dire, assis face à face, chacun dans un fauteuil au coin du feu. Écoutez le rêve que j’ai fait il y a deux nuits, et, si vous êtes sincère, interprétez-le. Methought que nous étions tous les deux à Valence, dans un beau jardin avec force oranges, grenades, etc. Vous étiez assise sur un banc adossé à une haie. En face était un mur de quelque six pieds qui séparait le jardin d’un jardin voisin beaucoup plus bas. Moi, j’étais en face de vous, et nous causions en valencien, à ce qu’il me semblait. — Nota bene que je n’entends le valencien qu’avec beaucoup de peine. Quelle diable de langue parle-t-on en rêve quand on parle une langue qu’on ne sait pas ? Par désœuvrement, et comme c’est mon habitude, je montai sur une pierre et je regardai dans le jardin d’en bas. Il y avait un banc aussi adossé contre le mur, et sur ce banc une espèce de jardinier valencien et mon diamant écoutant le jardinier, qui jouait de la guitare. Cette vue me mit à l’instant de très-mauvaise humeur, mais je n’en montrai rien d’abord. Le diamant leva la tête, me vit avec surprise, mais ne bougea pas et ne parut pas autrement déconcerté. Après quelque temps, je descendis de ma pierre et je vous dis, de l’air du monde le plus naturel et sans vous parler du diamant, que nous pouvions faire une excellente plaisanterie qui serait de jeter une grosse pierre par-dessus la crête du mur. Cette pierre était fort lourde. Vous fûtes très-empressée à m’aider, et, sans me faire de questions (ce qui n’est pas naturel), à force de pousser, nous parvînmes à poser la pierre sur le haut du mur et nous nous apprêtions à la précipiter, lorsque le mur lui-même céda, s’écroula, et nous tombâmes tous les deux avec la pierre et les débris du mur. J’ignore la suite, car je me réveillai. Pour vous faire mieux comprendre la scène, je vous envoie un dessin. Je n’ai pu voir la figure du jardinier, dont j’enrage.

Vous êtes bien aimable, je vous le dis souvent depuis quelque temps. Vous êtes bien aimable d’avoir répondu à la question que je vous ai adressée dernièrement. Je n’ai pas besoin de vous dire que votre réponse m’a plu. Vous m’avez dit même, et peut-être involontairement, plusieurs choses qui m’ont fait plaisir, et surtout que le mari d’une femme qui vous ressemblerait vous inspirerait une véritable compassion. Je le crois sans beaucoup de peine, et j’ajoute qu’il n’y aurait personne de plus malheureux, si ce n’est un homme qui vous aimerait. Vous devez être froide et moqueuse dans vos mauvaises humeurs, avec une fierté insurmontable qui vous empêche de dire : « J’ai tort. » Ajoutez à cela l’énergie de votre caractère qui doit vous faire mépriser les larmes et les plaintes. Lorsque, par la suite du temps et la force des choses, nous serons amis, c’est alors que l’on verra lequel de nous deux sait le mieux tourmenter l’autre. Les cheveux m’en dressent à la tête rien que d’y penser. Ai-je bien interprété votre mais ? Soyez sûre que, malgré vos résolutions, nos fils sont trop mêlés pour que nous ne nous retrouvions pas dans le monde quelque jour. Je meurs d’envie de causer avec vous. Il me semble que je serais parfaitement heureux si je savais que je vous verrai ce soir.

À propos, vous avez tort de suspecter la curiosité de M. V… Fût-elle égale à la vôtre, ce qui n’est pas possible, M. V… est un Caton, et il mettrait bon ordre à ce qu’il n’y eût pas de bris de scellés. Ainsi, envoyez-lui le schizzo sous cachet et ne craignez aucune indiscrétion de sa part. Je voudrais vous voir au moment où vous écrivez : Amigo de mi alma. Quand vous ferez faire votre portrait pour moi, dites cela intérieurement, au lieu de « petite pomme d’api », comme disent les dames qui veulent donner à leur bouche un tour gracieux. — Faites donc que nous nous voyions sans mystère et comme de bons amis. Vous serez sans doute désolée d’apprendre que je me porte fort mal et que je m’ennuie horriblement. Venez bientôt à Paris, chère Mariquita, et rendez-moi amoureux. Je ne m’ennuierai plus alors, et, pour la peine, je vous rendrai bien malheureuse par mes humeurs. Depuis quelque temps, votre écriture devient bien lâche et vos lettres bien courtes. Je suis très-convaincu que vous n’avez d’amour pour personne et que vous n’en aurez jamais. Cependant, vous comprenez assez bien la théorie.

Adieu ; je fais tous les souhaits possibles pour votre santé, pour votre bonheur, pour que vous ne vous mariiez pas, pour que vous veniez à Paris, enfin pour que nous devenions amis.