Lettres à une inconnue/84

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(1p. 204-208).

LXXXIV

Avignon, 29 septembre.

Il y a bien des jours que je n’ai reçu de vos nouvelles et presque aussi longtemps que je ne vous ai écrit. Mais, moi, je suis excusable. En vérité, le métier que je fais est des plus fatigants. Tout le jour, il faut ou marcher ou courir la poste, et, le soir, malgré la fatigue, il faut brocher une douzaine de pages de prose. Je ne parle que des écritures ordinaires, car, de temps en temps, j’ai à faire la chouette à mon ministre. Mais, comme ils ne lisent pas, je puis impunément dire toutes les bêtises possibles.

Le pays que je parcours est admirable, mais les gens y sont bêtes à outrance. Personne n’ouvre la bouche si ce n’est pour faire son éloge, et cela depuis l’homme qui porte un habit noir jusqu’au portefaix. Aucune apparence de ce tact qui fait le gentleman et que j’ai retrouvé avec tant de plaisir parmi les gens du peuple en Espagne. À cela près, il est impossible de voir un pays qui ressemble plus à l’Espagne. L’aspect du paysage et de la ville est le même. Les ouvriers se couchent à l’ombre ou se drapent de leurs manteaux d’un air aussi tragique que les Andalous. Partout l’odeur d’ail et d’huile se marie à celle des oranges et du jasmin. Les rues sont couvertes de toiles pendant le jour, et les femmes ont de petits pieds bien chaussés. Il n’y a pas jusqu’au patois qui n’ait de loin le son de l’espagnol. Un plus grand rapport se trouve encore produit par l’abondance des cousins, puces, punaises, qui ne permettent pas de dormir. J’ai encore deux mois à mener cette vie avant de revoir des êtres humains ! Je pense sans cesse à mon retour à Paris, et mon imagination me peint je ne sais combien de délicieux moments passés avec vous. Peut-être ce que je puis espérer de mieux, c’est de vous voir une minute de loin et d’obtenir un petit signe de tête en manière de reconnaissance
 

Vous me demandez un dessin de chapiteau roman. Je n’en ai plus un seul. J’ai envoyé tous mes croquis à Paris. Ensuite, un chapiteau vous intéresserait peu. Ce sont ou des diables, ou des dragons, ou des saints qui en font la décoration. Les diables des premiers siècles du christianisme n’ont rien de bien séduisant. Pour les dragons et les saints, je suis sûr que vous en faites peu de cas. J’ai commencé à dessiner pour vous un costume mâconnais. C’est le seul que j’aie rencontré qui ait quelque grâce ; encore la ceinture est-elle si drôlement placée, que la taille la plus fine ne paraît pas différente de la plus grosse. Il faut une organisation physique particulière pour porter ce costume. Le bon marché des cotonnades et la facilité des communications avec Paris ont fait disparaître les costumes nationaux.


10 septembre. — Je me suis donné une espèce d’entorse hier au soir. Je vous écris un pied sur une chaise, dans un état de fureur difficile à décrire. Quand mon pied désenflera-t-il ? That is the question. Si j’étais obligé de passer cinq à six jours de plus ici, je ne sais ce que je deviendrais. Je crois que j’aimerais mieux être sérieusement malade que d’être ainsi arrêté par une petite misère. Pourtant, cela me fait assez souffrir.

Avignon est rempli d’églises et de palais, tous munis de hautes tours avec créneaux et machicoulis. Le palais des papes est un modèle de fortification pour le moyen âge. Cela prouve quelle aimable sécurité régnait dans ce pays vers le XIIIe ou XIVe siècle. Dans le palais des papes, on monte une centaine de marches d’un escalier tortueux, puis tout à coup on se trouve vis-à-vis une muraille. En tournant la tête, on voit, à quinze pieds plus haut, la continuation de l’escalier, où l’on ne peut parvenir que par une échelle. Il y a aussi des chambres souterraines qui servaient à l’inquisition. On montre les fourneaux où l’on chauffait les ferrements pour torturer les hérétiques, et les débris d’une machine très-compliquée pour donner la question. Les Avignonnais sont aussi fiers de leur inquisition que les Anglais de leur Magna Charta. « Nous aussi, disent-ils, nous avons eu des auto-da-fé, et les Espagnols n’en ont eu qu’après nous ! »

J’ai vu à Vienne, il y a quelques jours, une statue antique qui a bouleversé toutes mes idées sur la statuaire romaine. J’avais toujours vu le beau idéal de convention intervenir dans l’imitation de la nature. Là, c’est tout différent. Cette statue représente une grosse maman bien grasse, avec une gorge énorme un peu pendante et des plis de graisse le long des côtes, comme Rubens en donnait à ses nymphes. Tout cela est copié avec une fidélité surprenante à voir. Qu’en disent Messieurs de l’Académie ?

Adieu, voici l’heure de la poste. Écrivez-moi à Montpellier, puis à Carcassonne. J’espère que je ne serai pas trop longtemps sans aller chercher votre lettre, qui me rend toujours si heureux.

Adieu encore.