Lettres écrites d’Égypte et de Nubie en 1828 et 1829/Appendice 2

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N° II.


Note remise au Vice-Roi pour la conservation des monuments de l’Égypte.




Alexandrie, novembre 1829.

Parmi les Européens qui visitent l’Égypte, il en est annuellement un très-grand nombre qui, n’étant amenés par aucun intérêt commercial, n’ont d’autre désir ou d’autre motif que celui de connaître par eux-mêmes et de contempler les monuments de l’ancienne civilisation égyptienne, monuments épars sur les deux rives du Nil et que l’on peut aujourd’hui admirer et étudier en toute sûreté, grâce aux sages mesures prises par le gouvernement de Son Altesse.

Le séjour plus ou moins prolongé que ces voyageurs doivent faire, nécessairement, dans les diverses provinces de l’Égypte et de la Nubie, tourne à la fois au profit de la science qu’ils enrichissent de leurs observations, et à celui du pays lui-même, par leurs dépenses personnelles, soit pour les travaux qu’ils font exécuter, soit pour satisfaire leur active curiosité, soit même encore pour l’acquisition de divers produits de l’art antique.

Il est donc du plus haut intérêt, pour l’Égypte elle-même, que le gouvernement de S. A. veille à l’entière conservation des édifices et monuments antiques, l’objet et le but principal des voyages qu’entreprennent, comme à l’envi, une foule d’Européens appartenant aux classes les plus distinguées de la société.

Leurs regrets se joignent déjà à ceux de toute l’Europe savante, qui déplore amèrement la destruction entière d’une foule de monuments antiques, démolis totalement depuis peu d’années, sans qu’il en reste la moindre trace. On sait bien que ces démolitions barbares ont été exécutées contre les vues éclairées et les intentions bien connues de S. A., et par des agents incapables d’apprécier le dommage que, sans le savoir, ils causaient ainsi au pays ; mais ces monuments n’en sont pas moins perdus sans retour, et leur perte réveille, dans toutes les classes instruites, une inquiète et bien juste sollicitude sur le sort à venir des monuments qui existent encore.

Voici la note nominative de ceux qu’on a récemment détruits :

Tous les monuments de Cheïk-Abadé ; il ne reste plus debout que quelques colonnes de granit ;

2° Le temple d’Aschmouneïn, l’un des plus beaux monuments de l’Égypte ;

3° Le temple de Kaou-el-Kébir ; ici le Nil a autant détruit que les hommes ;

4° Un temple au nord de la ville d’Esné ;

5° Un temple vis-à-vis Esné, sur la rive droite du fleuve ;

6° Trois temples à El-Kab ou El-Eitz ;

7° Deux temples dans l’île, vis-à-vis la ville d’Osouan, Géziret-Osouan.

Ce qui fait une perte totale de treize ou quatorze monuments antiques, du nombre desquels trois surtout étaient du plus grand intérêt pour les voyageurs et les savants.

Il est donc urgent et de la plus haute importance que les vues conservatrices de Son Altesse étant bien connues de ses agents, ceux-ci les suivent et les remplissent dans toute leur étendue ; l’Europe entière sera reconnaissante des mesures actives que S. A. voudra bien prendre pour assurer la conservation des temples, des palais, des tombeaux, et de tous les genres de monuments qui attestent encore la puissance et la grandeur de l’Égypte ancienne, et sont en même temps les plus beaux ornements de l’Égypte moderne.

Dans ce but désirable, S. A. pourrait ordonner :

1° Qu’on n’enlevât, sous aucun prétexte, aucune pierre ou brique, soit ornée de sculptures, soit non sculptée, dans les constructions et monuments antiques existant encore dans les lieux suivants, tant de l’Égypte que de la Nubie :

1° en Égypte,

San, sur le canal de Moez. — Basse-Égypte.
Bahbeït, près de Samannoud. — Basse-Égypte.
Ssa-el-Hagar. — Basse-Égypte.
Kasr-Kéroun, dans la province de Faïoum.
Cheïk-Abadé, pour le peu qui reste.
El-Arabah ou Madfouné, au-dessus de Girgé.
Kefth.
Kous,
Kourna et environs.
Médinet-Habou et environs.
Louqsor (El-Oqsour).
Karnac et environs.
Médamoud.

Erment.
Tâoud, vis-à-vis Erment, sur la rive droite.
Esné,
Edfou.
Koum-Ombou.
Osouan, quelques débris.
Géziret-Osouan, quelques débris.


2° en Nubie, au delà de la première cataracte :

Géziret-el-Birbé.
Géziret-Béghé.
Géziret-Séhhélé.
Déboude.
Gkarbi-Dandour.
Beit-Ouali, près de Kalabschi.
Kalabschi.
Ghirsché-Hassan ou Gerf-Hosseïn.
Daké.
Maharraka.
Ouadi-Essébouâ.
Amada ou Amadon.
Derri.
Ibrim.
Ibsamboul ou Abou-Sembil.
Ghébel-Addèh.
Maschakit.
Ouadi-Halfa, quelques débris, sur la rive gauche.


3° au delà la seconde cataracte.

Sennèh, Sohleb, Barkal, Assour, Naga, et autres lieux où existent des monuments antiques jusqu’à la frontière du Sennaâr, où il n’en existe plus.

2° Les monuments antiques creusés et taillés dans les montagnes sont tout aussi importants à conserver que ceux qui sont construits en pierres tirées de ces mêmes montagnes. Il est urgent d’ordonner qu’à l’avenir on ne commette aucun dégât dans ces tombeaux, dont les fellahs détruisent les sculptures et les peintures, soit pour se loger ainsi que leurs bestiaux, soit, afin d’enlever quelques petites portions de sculptures pour les vendre aux voyageurs, en défigurant pour cela des chambres entières. Les principaux points à recommander sont, en particulier,

Les grottes (magarah) des montagnes voisines de

Sakkarah.
Béni-Hassan et environs.
Touna-Gébel.
El-Tell.
Samoun, près de Manfalouth, el-Eitz ou el-Kab.
El-Arabah.
Kourna et environs.
Biban-el-Molouk, près de Kourna.
Gébel-Selséléh.

C’est dans les monuments de ce genre qu’ont journellement lieu les plus grandes dévastations ; elles sont commises par les fellahs, soit pour leur propre compte, soit surtout pour celui des marchands d’antiquités qui les tiennent à leur solde ; je sais même, à n’en pas douter, que des édifices ont été détruits par ces spéculateurs européens, sur l’espoir de découvrir quelque objet curieux dans les fondations ; mais les grottes sculptées ou peintes, et que l’on découvre chaque jour à Sakkarah, à El-Arabah, à Kourna, sont à peu près détruites presque aussitôt qu’on en a fait l’ouverture, par l’ignorance et l’avidité des fouilleurs ou de leurs employés. Il serait plus que temps de mettre un terme à ces barbares dévastations, qui privent à chaque instant la science de monuments d’un haut intérêt, et désappointent la curiosité des voyageurs, lesquels, après tant de fatigues, n’ont souvent ainsi que des regrets à exercer sur la perte de tant de sculptures ou de peintures curieuses.

En résumé, l’intérêt bien entendu de la science exige, non que les fouilles soient interrompues, puisque la science acquiert chaque jour, par ces travaux, de nouvelles certitudes et des lumières inespérées, mais qu’on soumette les fouilleurs à un règlement tel que la conservation des tombeaux découverts aujourd’hui, et à l’avenir, soit pleinement assurée et bien garantie contre les atteintes de l’ignorance ou d’une aveugle cupidité.