Lettres écrites d’Égypte et de Nubie en 1828 et 1829/Préface

La bibliothèque libre.
PRÉFACE
DE L’ÉDITEUR.


Un voyage en Égypte fut pour Champollion le jeune le premier projet qu’il forma dès l’âge de quinze ans[1] ; il a été le terme de sa carrière à quarante et un. Elle a commencé et fini pour lui avant le temps marqué par les lois de la nature ; elle lui a suffi néanmoins pour mériter et obtenir une durable renommée.

Après avoir publié en 1822 son Alphabet des hiéroglyphes phonétiques[2], en 1824, le Précis du système entier des écritures égyptiennes, il voulut voir tous les monuments égyptiens transportés en Italie, et il consacra trente mois à les étudier. Durant ce voyage, les deux Lettres relatives au Musée de Turin furent publiées à Paris, et une nouvelle édition du Précis, plus ample, plus développée en certains points, mais en tout conforme à la première dans ce qui touche aux principes de la science, y fut aussi mise sous presse ; elle parut en 1828.

Dès 1826, des collections importantes avaient été acquises par la liste civile ; le Musée royal égyptien du Louvre était fondé ; une façade entière de ce grand palais lui avait été assignée ; dans l’espace d’une seule année, ses vastes salles avaient été magnifiquement disposées, les collections classées, leurs descriptions méthodiques publiées, et le roi avait visité, en 1827, un admirable Musée, décoré à l’envi des chefs-d’œuvre de tous les arts, là où une année auparavant des murailles toutes nues n’annonçaient qu’une vaste solitude. L’approbation publique fut la juste récompense des administrateurs et des conservateurs qui avaient su faire si vite et si bien ; et cet assentiment universel était à la fois une récompense et un encouragement.

Dès le mois d’avril 1827, le plan du voyage en Égypte était arrêté dans la pensée de Champollion ; il y avait mis à profit et les fruits de ses propres études sur l’esprit et les mœurs des orientaux, et les conseils qu’il avait sollicités des voyageurs nationaux ou étrangers qui avaient vu l’Égypte.

Le Vice-Roi lui-même, Mohammed-Ali, avait été pressenti sur ce projet ; il avait promis, sans hésiter, toute sa protection. Il ne restait plus au savant français qu’à obtenir celle de son gouvernement et le concours de l’administration publique à une entreprise dont les dépenses étaient au-dessus de la fortune du voyageur.

Un mémoire contenant le Plan et les Motifs du voyage fut rédigé, communiqué, approuvé prouvé, admiré ; mais ajourné. Le mot sinistre et banal de Budget fut aussi prononcé en cette mémorable circonstance : d’une part, on n’avait à s’occuper que des découvertes nautiques ; de l’autre, quelques raisons particulières empêchaient de contribuer en rien à une telle entreprise ; ailleurs on ne le pouvait que faiblement ; la liste civile seule montrait de bonnes dispositions : M. le duc de Doudeauville en avait alors l’administration.

Ces obstacles ne détournèrent pas Champollion de ses résolutions ; il voulait les accomplir seul à tout hasard, bien convaincu que ce ne serait pas sans quelque avantage marquant pour les études historiques et l’archéologie ; il le voulait toutefois à certaines conditions, et sacrifiant aux convenances les plus honorables des avantages de plus d’un genre, il rejeta un projet proposé par quelques capitalistes, parce que ce projet ne pouvait échapper aux apparences d’une spéculation mercantile sur les dieux et les arts de l’antique Égypte.

Il recourut alors à une intervention d’une efficacité souvent éprouvée, et dont l’histoire des arts, de l’archéologie, celle surtout des études égyptiennes en France, proclamera hautement, si elle est équitable, l’active et trop courte influence. En 1828, M. le duc de Blacas, ambassadeur de France à Naples, vint passer quelques mois à Paris : il connaissait dans ses détails le projet de voyage en Égypte ; il s’y intéressait vivement, comme il le faisait à tout ce qui pouvait être utile aux sciences historiques, accroître leur progrès, accroître ainsi la gloire littéraire de la France, et il encourageait le voyageur autant que le lui permettaient l’affectueux intérêt dont il lui avait donné tant d’honorables marques, et l’idée des périls d’une telle entreprise. Sur les instances de Champollion, M. le duc de Blacas s’occupa de tout concilier, remit le plan du voyage au Roi, prit ses ordres, vit ses ministres, et bientôt des fonds suffisants et le passage sur les vaisseaux de l’État furent mis à la disposition du voyageur français. Ces décisions sont du mois de juin 1828.

Champollion ne songea plus dès lors qu’aux détails d’exécution. Un succès complet en a prouvé suffisamment la parfaite convenance en tous les points ; aucune circonstance n’a mis ses prévisions en défaut.

Il ne fut pas moins heureux dans le choix de ses collaborateurs ; tous ont répondu dignement à sa confiance, et ceux qui lui ont survécu le regrettent comme un père et comme un ami.

Des approvisionnements de tout genre furent faits à Paris pour tous les travaux qui étaient projetés ; les armes, les moyens sanitaires, les objets pour présents, des instruments d’optique, des outils de diverses professions, les ustensiles de ménage firent partie de ces approvisionnements : les provisions de bouche ne furent faites qu’à Alexandrie.

La corvette l’Églé, commandée par M. Cosmao-Dumanoir, fut désignée pour le voyage, et reçut l’ordre de se disposer à partir du port de Toulon à la fin de juillet 1828.

Le grand-duc de Toscane ayant désiré qu’une commission, désignée par M. H. Rosellini, fît aussi le voyage d’Égypte avec la commission française, ce projet fut agréé, et sur la demande de Champollion, les voyageurs toscans furent reçus gratuitement sur l’Églé, au même titre que les voyageurs français. Rendez-vous leur fut donné à Toulon pour le 25 juillet.

Tel fut le résultat des mesures prises de concert par MM. de La Ferronnais, ministre des affaires étrangères ; de Martignac, ministre de l’intérieur ; Hyde de Neuville, ministre de la marine, et de La Bouillerie, intendant général de la maison du Roi, M. le vicomte de Larochefoucauld ayant le département des beaux-arts. α

M. l’amiral de Rigny donna aussi des ordres à tous les vaisseaux du Roi dans le Levant, en faveur des voyageurs en Égypte. Ils reçurent également de M. le préfet maritime de Toulon, M. le vice-amiral Jacob, le meilleur accueil et les marques de la plus honorable bienveillance.

Champollion partit de Paris le 16 juillet 1828, arriva à Lyon le 18, à Toulon le 24, et prit la mer sur l’Églé le 31 du même mois, après avoir échappé de quelques heures seulement à une lettre de M. Drovetti qui l’engageait à remettre son voyage, et à une dépêche télégraphique de Paris qui suspendait son départ.

Il avait associé à ses travaux MM. A. Bibent, architecte ; Nestor Lhote, Salvador Cherubini, Alexandre Duchesne, Bertin fils, et Lehoux, comme dessinateurs.

Il frêta à Alexandrie deux maasch, ou grandes barques du Nil, qu’il appela l’Isis et l’Athôr, du nom de deux déesses égyptiennes. Il prit aussi dans ce port les hommes du pays nécessaires à l’expédition, les reis et matelots, l’interprète, les gens de service, et deux janissaires chargés par le Vice-Roi d’Égypte de protéger en son nom les voyageurs et leurs travaux.

On trouvera dans ce volume, comme introduction naturelle aux Lettres écrites d’Égypte, le Mémoire remis au roi par M. le duc de Blacas. Ce mémoire pourra être utile à d’autres voyageurs, et donner à leurs recherches une direction fructueuse. Il est suivi de l’Extrait des lettres écrites depuis le départ de Paris jusqu’au débarquement à Alexandrie : cet extrait a paru nécessaire pour l’histoire complète du voyage.

Les dix-neuf premières Lettres écrites d’Égypte ont été imprimées en tout ou par fragments dans divers recueils littéraires, et dans le Moniteur ; quelques exemplaires d’épreuves tirées à part ont été conservés par des mains bienveillantes : on reproduit ici ces mêmes lettres avec quelques corrections dans les noms propres ; la vingtième lettre et les suivantes n’avaient pas encore été publiées. Les sept planches qui ornent ce volume ne peuvent qu’ajouter encore à l’intérêt de l’ouvrage[3].

L’appendice aux Lettres se compose de trois objets : 1o Mémoire sommaire sur l’histoire d’Égypte, rédigé par Champollion pour le Vice-Roi Mohammed-Ali qui l’avait désiré ; les bons usages des temps anciens sont rappelés dans ce mémoire comme de bons conseils pour les temps modernes ; 2o d’une Notice également remise au Vice-Roi dans l’objet de prévenir la destruction toujours imminente des monuments de l’Égypte et de la Nubie ; 3o de quelques lettres d’un des principaux agents de l’administration égyptienne. Des extraits de l’Itinéraire ou Journal du voyageur devaient entrer dans ce volume ; le lecteur y aurait ainsi trouvé réunie aux notions archéologiques une série d’observations variées sur l’Égypte moderne ; l’étendue des Lettres a fait réserver ce Journal pour une autre publication : on y retrouvera à la fois l’homme et le savant à qui la science et l’amitié ont voué d’unanimes et d’éternels regrets.

C. F.
  1. Il présenta, en 1806, à l’Académie de Grenoble, une Carte d’Égypte divisée par nomes, avec les noms égyptiens des provinces et des lieux, tirés des auteurs classiques et des livres des Coptes : c’est la base même de l’Égypte sous les Pharaons, partie géographique, ouvrage en 2 vol, in-8o, publié en 1814.
  2. Lettre à M. Dacier etc.
  3. Si quelqu’un demandait à qui Champollion adressa ces lettres, et si les originaux existent ou non, le questionneur trouvera ici une réponse : le voyageur lui-même l’avait faite d’avance dans une lettre de Thèbes, 18 mai 1829, dans laquelle il dit à son frère :
    « J’apprends par ta dernière qu’on veut bien faire quelqu’attention à mes lettres, et croire que j’aurais bien fait de les adresser successivement à diverses personnes connues. Je trouve fort inutile d’emprunter des noms tout-à-fait étrangers aux matières archéologiques dont je m’occupe ; d’ailleurs mes lettres contiennent des résultats entassés ; ce sont des notes pures et simples, des espèces d’annonces, et non des lettres à effet telles qu’il les faudrait pour ces personnes ; elles sont pour les savants et non pour les grands seigneurs. Je pense que tu seras de mon avis, et si tu avais eu la précaution d’y mettre ton nom, puisqu’elles te sont adressées, personne n’eût prétendu y glisser le sien. C’est presque un tort que ta réserve. »
    Quant aux lettres autographes, aucun soin ne sera épargné pour leur parfaite conservation.