Lettres (Spinoza)/XXXVI. **** à Spinoza

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Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 448-450).

Lettre XXXVI.

À MONSIEUR B. DE SPINOZA,

        • 1.



MONSIEUR,


Soyez assez bon pour m’indiquer, je vous prie, comment on peut, dans vos principes, expliquer a priori la variété des choses par le concept de l’étendue. Vous rappelez dans votre lettre 2 le sentiment de De scartes, qui ne pouvait, disait-il, expliquer la variété par l’étendue qu’en l’y supposant produite par l’activité motrice de Dieu. Il me paraît donc que Descartes ne déduit pas, comme vous le dites, l’existence des corps du concept d’une matière en repos, à moins que vous ne comptiez pour rien la supposition d’un Dieu moteur. J’ajoute que vous ne montrez pas comment l’existence des corps doit résulter a priori de l’existence de Dieu, difficulté capitale et que Descartes croyait au-dessus de la portée de l’esprit humain. Je sais fort bien que vous avez sur cette matière d’autres pensées que Descartes, et c’est pourquoi je vous supplie de me faire part de vos lumières, à moins que vous n’ayez quelque bonne raison qui vous ait détourné jusqu’à ce jour de faire connaître le fond de vos sentiments. Du moins, si vous jugez, comme j’en suis convaincu, qu’avec moi cette réserve cesse d’être nécessaire, veuillez me donner quelque indication dont je puisse profiter. En tout cas, soit que vous me parliez à cœur ouvert, soit que vous teniez votre pensée secrète, croyez que mon affection pour vous reste inaltérable.

Ce qui me fait désirer particulièrement l’explication de la difficulté que je vous propose, c’est que j’ai remarqué, dans mes études mathématiques, que l’on ne déduit jamais d’une chose quelconque prise en soi, c’est-à-dire, de la définition de cette chose, qu’une seule propriété ; et si l’on veut connaître plusieurs propriétés de la chose en question, il devient nécessaire de la comparer avec d’autres choses ; car alors, par le rapprochement de ces diverses définitions, on découvre des propriétés nouvelles. Par exemple, si je considère la circonférence d’un cercle en elle-même, tout ce que je puis savoir, c’est qu’elle est partout semblable à elle-même, c’est-à-dire parfaitement uniforme, ce qui la distingue essentiellement de toutes les autres courbes ; mais je ne puis rien dire de plus. Maintenant, si je viens à comparer cette circonférence à d’autres lignes, aux rayons du cercle, par exemple, ou à deux lignes qui se coupent, ou à d’autres encore, je découvrirai alors un certain nombre de nouvelles propriétés. Or, tout cela me semble par trop d’accord avec la Propos. XVIe 3 de l’Éthique qui est peut-être la plus importante de tout le traité ; on y prend pour accordé que de la définition d’une chose quelconque se déduisent un certain nombre de propriétés qui lui appartiennent nécessairement ; ce qui me paraît impossible, tant qu’on ne compare pas la chose définie à d’autres objets. Voilà, Monsieur, ce qui m’empêche de concevoir comment d’un seul attribut considéré en soi, savoir, l’étendue, on peut faire sortir la variété infinie des corps.

Que si vous estimez que cette variété se déduit, non pas d’un seul attribut considéré en soi, mais de tous les attributs de Dieu pris ensemble, je vous prie de m’expliquer ce que je dois penser sur ce point, et comment la chose se peut concevoir. Agréez ....


Paris, 23 juin 1676.