Aller au contenu

Lettres amoureuses et pensées diverses du marquis de Lassay/Écrit après la mort de Marianne

La bibliothèque libre.
, Maurice Lange
Lettres amoureuses et pensées diverses du marquis de Lassay (1652-1738)
E. Sansot (p. 59-62).

ÉCRIT APRÈS LA MORT DE MARIANNE[1]

(1681)


Dieu a rompu la seule chaîne qui m’attachait au monde : je n’ai plus rien à y faire qu’à mourir ; je regarde la mort comme un moment heureux : on n’en souffre les horreurs qu’une fois en sa vie, et je les viens de sentir, avec cette différence que d’ordinaire on a l’esprit si abattu dans ces derniers moments qu’on n’en a qu’un sentiment imparfait, et moi j’en sens toute l’amertume, et je l’avale à longs traits. Que je me trouve jeune ! la longueur de ma vie me paraît insupportable quand je la compare à la longueur des jours que j’ai passés depuis la perte effroyable que j’ai faite. Je suis demeuré seul sur la terre ; que c’est un triste séjour ! Si je n’étais pas sujet à la mort, mon état ne se pourrait supporter : ma seule consolation est que je ferai le même chemin qu’a fait ma chère Marianne… Quand on a connu le plaisir d’aimer et d’être aimé par une personne qui ne vivait que pour vous et pour qui seule on vivait, on ne veut plus la vie à d’autres conditions.

… À quinze ans[2] je l’ai connue, et à quinze ans j’ai commencé à l’aimer ; depuis, cette passion a toujours réglé ma vie, et il n’y a rien que je ne lui aie sacrifié… Les hommes ne consolent point des douleurs comme la mienne ; il n’y a que Dieu seul qui le puisse, et c’est Dieu seul aussi que je veux chercher. Je ne peux plus jamais avoir ni plaisir ni douleur dans le monde ; tout m’y sera indifférent je n’ai plus rien à y faire qu’à mourir, et je ne veux songer qu’à bien mourir ; mes amis pourront se servir de mon amitié, mais ils n’en jouiront plus. Si la pensée de la mort est cruelle à celui qui aime la vie, elle est bien douce à celui qui la hait ; elle fait toute mon espérance…

Qu’on a de la peine à attraper la fin du jour et la fin de l’année, et qu’il faut faire de choses pour ne pas mourir d’ennui, quand la seule qu’on aimait ici bas nous manque ! Il n’y a plus de lieu où j’aie envie d’aller, tout m’est égal : ma chère Marianne donnait de la vie à tout, et, en la perdant, tout est mort pour moi… Il n’y a rien sur la terre qui puisse remplacer dans mon cœur une créature si parfaite : il n’était fait que pour aimer, il n’y a plus rien qu’il puisse aimer, et je ne puis plus prétendre ni plaisir ni bonheur. Je ne veux plus de biens ni de grandeurs, puisque je ne les peux plus partager, et j’aime ma douleur plus que tout ce qu’il y a dans le monde, parce que c’est tout ce qui me reste de ma chère Marianne. Il y a une sorte de douceur dans les larmes ; la perte d’une personne qu’on aimait uniquement nous fait mourir à tout[3] ; les autres malheurs ne sont point de cette nature ; il est bien triste de cesser de vivre avant la fin de sa vie. Je n’oserais demander la mort à Dieu ; mais je l’appelle par mes désirs. Je sais que tout ce qui est au-delà de cette vie nous est caché par des voiles impénétrables à notre esprit (quoi que la vanité des hommes leur ait fait dire et penser là-dessus), et je ne suis pas assez fol pour croire qu’après la mort je reverrai cette pauvre femme que j’ai perdue ; mais je sais bien que, tant que je serai ici, je ne la verrai point, et du moins en mourant je sors par la même porte qu’elle ; et cette ignorance où nous sommes me laisse l’espérance que peut-être nous nous retrouverons. Dieu aurait-il voulu séparer pour toujours deux personnes qu’il avait si parfaitement unies, et ne leur laisser qu’un moment le bonheur de vivre ensemble ? il serait acheté bien cher par les peines que je souffre.



  1. Voir la Notice, p. 15. Ed. 1756, tome I, p. 51-67.
  2. Donc en 1667.
  3. Lassay devance Lamartine :

    « Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
    Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. »

    Et Lamartine, comme Lassay, voudrait mourir. (Voir l’Isolement),