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Lettres amoureuses et pensées diverses du marquis de Lassay/Récit

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, Maurice Lange
Lettres amoureuses et pensées diverses du marquis de Lassay (1652-1738)
E. Sansot (p. 51-58).

RÉCIT DE CE QUI SE PASSA

DANS LE MOMENT QUE M. DE LORRAINE

ALLAIT ÉPOUSER MADEMOISELLE MARIANNE

(Écrit après la mort de Marianne[1])


Quelques années après la paix des Pyrénées, le duc de Lorraine[2] vint en France, où il fit un traité avec le roi[3], par lequel il lui cédait ses Etats à des conditions écrites en plusieurs endroits, trop longues pour être mises ici, et, de plus, inutiles à ce que j’ai dessein de dire. Après avoir fait ce traité, il s’en repentit et ne voulut plus qu’il eût d’exécution.

Pendant tout ce temps là il voyait au Luxembourg, chez Madame [4], qui était sa sœur, et chez Mademoiselle[5], une fille que sa beauté, ses grâces et son esprit avaient mis dans le monde d’un air bien différent de celui qu’elle y devait avoir par sa naissance : elle s’appelait Marianne et n’était que femme de chambre de Mademoiselle. Ses qualités aimables et ses manières nobles, qui avaient plu à tout le monde, touchèrent le duc de Lorraine, qui en devint passionnément amoureux. Il s’aperçut bientôt que ce n’était pas une conquête aisée, et il l’estima assez pour la vouloir faire duchesse de Lorraine. Il lui dit donc qu’il voulait l’épouser[6].

On peut aisément imaginer l’effet que fit une telle proposition sur une jeune personne dont l’âme était noble et élevée : elle regarda un honneur si surprenant avec modestie, mais elle n’en fut point éblouie au point de s’en croire indigne. M. de Lorraine parla à ses parents de ses intentions, et la chose alla si loin qu’il y eut un contrat de mariage fait dans toutes les formes, que les bans furent publiés et le jour pris pour faire le mariage[7].

Comme tout cela ne se fit pas avec un grand mystère, Madame, sœur de M. de Lorraine, en étant avertie, fit tout ce qu’elle put auprès de lui pour l’empêcher de faire un mariage si inégal ; mais voyant que tout ce qu’elle lui pouvait dire était inutile, elle eut recours au roi et à la reine mère et les supplia d’empêcher ce mariage. D’un autre côté M. Le Tellier[8], instruit de ce qui se passait, et qui avait fait avec M. de Lorraine le traité par lequel il donnait ses Etats, vint trouver le roi et lui dit qu’il se présentait l’occasion du monde la plus favorable pour engager M. de Lorraine à finir une affaire aussi avantageuse à la France qu’était le traité en question, qu’il fallait aller trouver Mademoiselle Marianne et lui dire que, si elle voulait obliger M. de Lorraine à exécuter ce traité, le roi non seulement n’empêcherait point son mariage, mais qu’il la reconnaîtrait duchesse de Lorraine, et que, si elle ne lui obéissait pas, il accorderait à Madame la grâce qu’elle lui demandait avec tant d’instance, qui était de la faire mettre dans un couvent. La proposition ayant été agréée par le roi, M. Le Tellier lui dit qu’il n’y avait pas un moment à perdre, parce que le mariage se devait faire la nuit même ; qu’il eût donc la bonté de lui donner un officier et trente de ses gardes, et qu’il irait sur-le-champ chercher Mademoiselle Marianne pour lui parler, ce qui fut exécuté. Il la trouva à table avec M. de Lorraine et sa famille qui était assemblée chez un de ses oncles, où se faisait le festin de noces en attendant minuit, pour s’aller marier.

Je crois que la surprise fut grande de voir arriver M. Le Tellier, qui demanda à parler en particulier à la mariée. Il remplit son ordre en homme qui avait fort envie de réussir ; il lui fit envisager tout ce qu’elle avait à craindre et à espérer, et il lui dit enfin qu’il ne tenait qu’à elle d’être reconnue le lendemain duchesse de Lorraine par le roi : qu’elle n’avait qu’à faire signer à M. de Lorraine un papier qu’il avait apporté avec lui et qu’il lui montra, et qu’elle serait reçue au Louvre avec tous les honneurs dus à un si grand rang ; mais que, si elle refusait de faire ce que Sa Majesté souhaitait, qu’il y avait à la porte un de ses carrosses, trente gardes du corps et un enseigne qui avait ordre de la mener au couvent de la Ville-l’Evêque, ce que Madame demandait avec beaucoup d’empressement.

L’alternative était grande, et il y avait lieu d’être tentée. Marianne ne balança pas un moment, et elle répondit à M. Le Tellier qu’elle aimait beaucoup mieux demeurer Marianne que d’être duchesse de Lorraine aux conditions qu’on lui proposait, et que, si elle avait quelque pouvoir sur l’esprit de M. de Lorraine, elle ne s’en servirait jamais pour lui faire faire une chose si contraire à son honneur et à ses intérêts ; qu’elle se reprochait déjà assez le mariage que l’amitié qu’il avait pour elle lui faisait faire. M. Le Tellier, touché d’un procédé si noble, lui dit qu’on lui donnerait, si elle voulait, vingt-quatre heures pour y songer. Elle lui répondit que son parti était pris et qu’elle n’avait que faire d’y penser davantage, et puis elle rentra dans la chambre où était la compagnie pour prendre congé de M. de Lorraine, qui, ayant appris de quoi il était question, se mit dans des transports de colère effroyables. Après l’avoir calmé autant qu’elle put, elle donna la main à M. Le Tellier, laissant la chambre toute remplie de pleurs, et monta dans le carrosse du roi sans verser une seule larme.

Quelques jours après, elle renvoya à M. de Lorraine, par une de ses tantes, pour un million de pierreries qu’il lui avait données, lui disant qu’il ne lui convenait pas de les garder, n’ayant pas l’honneur d’être sa femme. Elle demeura à la Ville-l’Evêque, où il y avait ordre de ne point la laisser voir à M. de Lorraine tout le temps qu’il resta en France, ce qui fut quatre ou cinq mois, étant gardée par une compagnie aux gardes dans la crainte qu’on avait qu’il ne l’enlevât, ayant même fait quelques tentatives pour cela ; et elle n’en sortit que lorsqu’il fut retourné en Lorraine, d’où il lui demanda (sachant qu’elle était en liberté) que, si elle voulait le venir trouver dans ses Etats avec sa mère ou quelqu’une de ses tantes, il achèverait un mariage qu’il souhaitait toujours passionnément. La crainte qu’elle eut de lui, si elle était une fois en lieu où il fût le maître, fit qu’elle lui répondit qu’elle ne pouvait point se résoudre à aller en Lorraine sans être auparavant sa femme.

Il lui écrivit pendant un temps assez long beaucoup d’autres lettres, par lesquelles il lui disait qu’il viendrait l’épouser en France, s’il n’avait pas peur d’y être arrêté, étant brouillé avec le roi. Mais, effrayée par beaucoup d’exemples. de légèreté qu’il avait déjà donnés en de pareilles occasions[9], elle ne put jamais se rassurer, et elle lui répondit toujours sur le même ton.

J’ai écrit une action aussi belle et aussi singulière que celle-là pour mon fils[10] et pour ses enfants, afin qu’ils en conservent la mémoire et qu’ils tâchent à imiter une mère si vertueuse. J’ose même leur dire qu’une fille qui avait tant de noblesse dans l’âme est peut-être préférable à une demoiselle dont les pères sont parvenus par des voies basses et honteuses aux honneurs qui ont illustré leur maison.

M. Le Tellier, qui était demeuré fort des amis de Mlle Marianne depuis leur conversation, l’a contée bien des fois en sa vie, et il parlait toujours d’elle avec admiration. L’abbesse de la Ville-l’Evêque et les religieuses ne lui donnaient pas moins de louanges.

Bien des années après, s’étant trouvée en un commerce assez familier avec le roi, il lui demanda un jour si elle lui avait pardonné de l’avoir empêchée d’être duchesse de Lorraine. Elle lui répondit qu’ayant contribué depuis à lui faire épouser un homme de condition qu’elle aimait et dont elle croyait être aimée, elle lui avait pardonné aisément d’avoir rompu son mariage avec un souverain, qui l’aurait rendue moins heureuse qu’elle n’était.



  1. Voir la Notice, p. 15. Ed. de 1756, tome I, p. 5-18.
  2. L’aventureux et fantasque Charles IV (1604-1675). Voir Saint-Simon, éd. De Boislisle, IV, p. 332 sq.
  3. Le traité de Montmartre (6 février 1662). Charles IV renonçait à ses Etats moyennant une rente viagère de 200, 000 écus.
  4. Marguerite de Lorraine (1613-1672), mariée à Gaston d’Orléans en 1631.
  5. La Grande Mademoiselle (1627-1693), née d’un premier mariage de Gaston avec Mlle de Montpensier. Voir Arvède Barine : « La jeunesse de la Grande Mademoiselle » (1627-1652) et « Louis XIV et la Grande Mademoiselle » (1602-1693), Paris 1901 et 1905.
  6. Marianne ignorait sans doute que, déjà marié à sa cousine Nicole de Lorraine, et du vivant de celle-ci, le duc avait épousé (1637) Béatrix de Cosenza (Saint-Simon écrit Cusance), veuve du comte de Cantecroix, — et que Rome s’était refusée à casser le premier mariage. La duchesse Nicole était morte en 1657 ; mais Mlle de Cantecroix vivait encore lorsqu’en 1662 Charles IV voulut épouser Marianne ; elle ne mourut que l’année suivante, soutenant jusqu’à la fin la validité du mariage. — Enfin, en 1665, le duc épousa Louise-Marguerite d’Aspromont de Nanteuil. Un des continuateurs de Loret écrit qu’il ne reste plus aux autres beautés successivement courtisées par le duc Charles (il pense sans doute à Marianne)

    Que des contrats de mariage
    Et pour tout fruit et pour tout gage
    Des amitiés du susdit duc.

    (cité par De Boislisle, éd. de Saint-Simon, IV, p. 332-336)
  7. Le contrat, du 18 avril 1662, a été reproduit dans les « Mémoires pour servir à l’histoire de Charles IV », par le marquis de Beauvau (1686 et 1689), III, p. 221.
  8. Alors secrétaire d’Etat de la guerre,
  9. Et qu’elle avait sans doute appris dans l’intervalle. Voir supra, p. 52, note 2.
  10. Léon de Lassay (voir la Notice p. 9). qui épousa en 1711 sa tante Reine de Madaillan, fille du second mariage de son grand-père, M. de Montataire, avec Mlle de Coligny. Il n’eut pas d’enfants.