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Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 100

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 224-227).

100. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GBIGNÀN.[modifier]

À Paris, vendredi 6 mai 1672.

Ma fille, il faut que je vous conte ; c’est une radoterie que je ne puis éviter. Je fus hier à un service de M. le chancelier (Séguier) à l’Oratoire : ce sont les peintres, les sculpteurs, les musiciens et les orateurs qui en ont fait la dépense, en un mot, les quatre arts libéraux. C’était la plus belle décoration qu’on puisse imaginer : le Brun avait fait le dessin ; le mausolée touchait à la voûte, orné de mille lumières, et de plusieurs figures convenables à celui qu’on voulait louer. Quatre squelettes, en bas, étaient chargés des marques de sa dignité ; comme lui ayant ôté les honneurs avec la vie : l’un portait son mortier, l’autre sa couronne de duc, l’autre son ordre, l’autre les masses de chancelier. Les quatre Arts étaient éplorés et désolés d’avoir perdu leur protecteur : la Peinture, la Musique, l’Éloquence et la Sculpture. Quatre Vertus soutenaient la première représentation : la Force, la Justice, la Tempérance, et la Religion. Quatre Anges ou quatre Génies recevaient au-dessus cette belle âme. Le mausolée était encore orné de plusieurs Anges qui soutenaient une chapelle ardente, laquelle tenait à la voûte. Jamais il ne s’est rien vu de si magnifique, ni de si bien imaginé ; c’est le chef-d’œuvre de le Brun. Toute l’église était parée de tableaux, de devises et d’emblèmes qui avaient rapport aux armes ou à la vie du chancelier : plusieurs actions principales y étaient peintes. Madame de Verneuil[1] voulait acheter toute cette décoration un prix excessif. Ils ont tous, en corps, résolu d’en parer une galerie, et de laisser cette marque de leur reconnaissance et de leur magnificence à l’éternité. L’assemblée était belle et grande, mais sans confusion ; j’étais auprès de M. de Tulle[2], de M. Colbert, et de M. de Mon mouth[3], beau comme du temps du Palais-Royal, qui, par parenthèse, s’en va à l’armée trouver le roi. Il est venu un jeune père de l’Oratoire pour faire l’oraison funèbre ; j’ai dit à M. de Tulle (Mascaron) de le faire descendre, et de monter à sa place ; et que rien ne pouvait soutenir la beauté du spectacle et la perfection de la musique, que la force de son éloquence. Ma fille, ce jeune homme a commencé en tremblant, tout le monde tremblait aussi : il a débuté par un accent provençal ; il est de Marseille, il s’appelle Léné ; mais, en sortant de son trouble, il est entré dans un chemin si lumineux, il a si bien établi son discours, il a donné au défunt des louanges si mesurées, il a passé par tous les endroits délicats avec tant d’adresse, il a si bien mis dans tout son jour tout ce qui pouvait être admiré, il a fait des traits d’éloquence et des coups de maître si à propos et de si bonne grâce, que tout le monde, je dis tout le monde sans exception, s’en est écrié, et chacun était charmé d’une action si parfaite et si achevée. C’est un homme de vingt-huit ans, intime ami de M. de Tulle, qui l’emmène avec lui dans son diocèse : nous le voulons nommer le chevalier Mascaron ; mais je crois qu’il surpassera son aîné. Pour la musique, c’est une chose qu’on ne peut expliquer. Baptiste (Lully) avait fait un dernier effort de toute la musique du roi ; ce beau Miserere y était encore augmenté ; il y eut un Libéra où tous les yeux étaient pleins de larmes ; je ne crois point qu’il y ait une autre musique dans le ciel. Il y avait beaucoup de prélats ; j’ai dit a Guitant : Cherchons un peu notre ami Marseille, nous ne l’avons point vu ; je lui ai dit tout bas : Si c’était l’oraison funèbre de quelqu’un qui fût vivant, il n’y manquerait pas[4]. Cette folie a fait rire Guitaut, sans aucun respect pour la pompe funèbre. Ma chère enfant, quelle espèce de lettre est-ce ceci ? Je pense que je suis folle : à quoi peut servir une si grande narration ? Vraiment, j’ai bien satisfait le désir que j’avais de conter.

Le roi est à Charleroi, et y fera un assez long séjour. Il n’y a point encore de fourrages, les équipages portent la famine avec eux : on est assez embarrassé dès le premier pas de cette campagne. Guitant m’a montré votre lettre, et à l’abbé, Envoyez-moi ma mère. Ma fille, que vous êtes aimable ! et que vous justifiez agréablement l’excessive tendresse qu’on voit que j’ai pour vous ! Hélas ! je ne songe qu’à partir, laissez-m’en le soin ; je conduis des yeux toutes choses ; et si ma tante prenait le chemin de languir, en vérité je partirais. Vous seule au monde me pouvez faire résoudre à la quitter dans un si pitoyable état ; nous verrons : je vis au jour la journée, et n’ai pas encore le courage de rien décider ; un jour je pars, le lendemain je n’ose ; enfin vous dites vrai, il y a des choses bien désobligeantes dans la vie. Vous me priez de ne point songer à vous en changeant de maison ; et moi, je vous prie de croire que je ne songe qu’à vous, et que vous m’êtes si extrêmement chère, que vous faites toute l’occupation de mon cœur. J’irai coucher demain dans ce joli appartement où vous serez placée sans me déplacer. Demandez au marquis d’Oppède, il l’a vu ; il dit qu’il s’en va vous trouver. Hélas ! qu’il est heureux ! Adieu, ma belle petite ; vous êtes au bout du monde, vous voyagez ; je crains votre humeur hasardeuse : je ne me fie ni à vous, ni à M. de Grignan. Il est vrai que c’est une chose étrange, comme vous dites, de se trouver à Aix après avoir fait cent lieues, et au Saint-Pilon[5] après avoir grimpé si haut. Il y a quelquefois dans vos lettres des endroits qui sont très-plaisants, mais il vous échappe des périodes comme dans Tacite ; j’ai trouvé cette comparaison, il n’y a rien de plus vrai. J’embrasse Grignan et le baise à la joue droite, au-dessous de sa touffe ébouriffée[6].


  1. Fille du chancelier Séguier.
  2. Jules Mascaron.
  3. Fils naturel de Charles II, roi d’Angleterre, et le même qui fut décapité en 1685.
  4. Ceci rappelle la naïveté de M. de Puymaurin sur Racine, qui, par son testament, voulut qu’on l’enterrât à Port-Royal : « Il n’aurait jamais fait cela de son vivant, » dit-il.
  5. Le Saint-Pilon est une chapelle en forme de dôme, bâtie au dessus du rocher de la Sainte-Baume.
  6. Allusion à des bouts-rimés que madame de Grignan avait faits à Livry.