Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 99

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 222-224).

99. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 4 mai 1672.

Je ne puis vous dire combien je vous plains, ma fille, combien je vous loue, combien je vous admire : voilà mon discours divisé en trois points. Je vous plains d’être sujette à des humeurs noires qui vous font assurément beaucoup de mal, je vous loue d’en être la maîtresse quand il le faut, et principalement pour M. de Grignan, qui en serait pénétré ; c’est une marque de l’amitié et de la complaisance que vous avez pour lui ; et je vous admire de vous contraindre pour paraître ce que vous n’êtes pas : voilà qui est héroïque, et le fruit de votre philosophie ; vous avez en vous de quoi l’exercer. Tsous trouvions l’autre jour qu’il n’y avait de véritable mal dans la vie que les grandes douleurs ; tout le reste est dans l’imagination, et dépend de la manière dont on conçoit les choses : tous les autres maux trouvent leur remède, ou dans le temps, ou dans la modération, ou dans la force de l’esprit ; les réflexions, la dévotion, la philosophie, les peuvent adoucir. Quant aux douleurs, elles tiennent l’âme et le corps ; la vue de Dieu les fait souffrir avec patience ; elle fait qu’on en profite, mais elle ne les diminue point.

Voilà un discours qui aurait tout l’air d’avoir été rapporté tout entier du faubourg Saint-Germain[1] ; cependant il est de chez ma pauvre tante, où j’étais l’aigle de la conversation : elle nous en donnait le sujet par ses extrêmes souffrances, qu’elle ne veut pas qu’on mette en comparaison avec nul autre mal de la vie. M de la Rochefoucauld est bien de cet avis ; il est toujours accablé de gouttes : il a perdu sa vraie mère[2], dont il est véritablement affligé ; je l’en ai vu pleurer avec une tendresse qui me le faisait adorer. C’était une femme d’un extrême mérite ; et enfin, dit-il, c’était la seule qui n’a jamais cessé de m’aimer. Ne manquez pas de lui écrire, et M. de Grignan aussi. Le cœur de M. de la Rochefoucauld pour sa famille est une chose incomparable ; il prétend que c’est une des chaînes qui nous attachent l’un à l’autre. Nous avons bien découvert et rapporté et rajusté des choses de sa folle de mère[3], qui nous font bien entendre ce que vous nous disiez quelquefois, que ce n’était point ce qu’on pensait, que c’était autre chose : vraiment oui, c’était autre chose, ou, pour mieux dire, c’était tout ensemble ; l’un était sans préjudice de l’autre ; elle mariait le luth avec la voix, et le spirituel avec les grossièretés. Ma fille, nous avons trouvé une bonne veine, et qui nous explique bien une querelle que vous eûtes une fois dans la grande chambre de madame de la Fayette : je vous dirai le reste en Provence.

Ma tante est dans un état qui tirera dans une grande longueur. Votre voyage est parfaitement bien placé ; peut être que le nôtre s’y rapportera. Nous mourons d’envie de passer la Pentecôte eu chemin, ou à Moulins, ou à Lyon ; l’abbé le souhaite comme moi. Il n’y a pas un homme de qualité (d’épée s’entend) à Paris. Je fus dimanche à la messe aux Minimes ; je dis à mademoiselle de la Trousse : Nous allons trouver nos pauvres Minimes bien déserts, il n’y doit avoir que le marquis d’Alluye[4]. Nous entrons dans l’église : le premier homme et l’unique que je trouve, c’est le marquis d’Alluye ; mon enfant, cette sottise me fit rire aux larmes : enfin il est demeuré, et s’en va à son gouvernement sur le bord de la mer ; il faut garder les côtes, comme vous savez.

Vous voilà donc partie, ma fille ; j’espère bien que vous m’écrirez de partout ; je vous écris toujours. J’ai si bien fait que j’ai retrouvé un petit ami à la poste, qui prend soin de nos lettres. J’ai été ces jours-ci fort occupée à parer ma petite maison. Saint- Aubin y a fait des merveilles ; j’y coucherai demain ; je vous jure que je ne l’aime que parce qu’elle est faite pour vous ; vous serez très-bien logée dans mon appartement, et moi très-bien aussi. Je vous conterai comme tout cela est tourné joliment. J’ai des inquiétudes extrêmes de votre pauvre frère : on croit cette guerre si terrible, qu’on ne peut assez craindre pour ceux que l’on aime ; et puis, tout d’un coup, j’espère que ce ne sera point tout ce que l’on pense, parce que je n’ai jamais vu arriver les choses comme on les imagine.

Mandez-moi, je vous prie, ce qu’il y a entre la princesse d’Harcourt[5] et vous ; Brancas est désespéré de penser que vous n’aimez point sa fille : M. d’Uzès a promis de remettre la paix partout ; je serai bien aise de savoir de vous ce qui vous a mise en froideur.

Vous me dites que la beauté de votre fils diminue, et que son mérite augmente ; j’ai regret à sa beauté, et je me réjouis qu’il aime le vin ; voilà un petit brin de Bretagne et de Bourgogne qui fera un fort bel effet, avec la sagesse des Grignans. Votre fille est tout le contraire : sa beauté augmente, et son mérite diminue. Je vous assure qu’elle est fort jolie, et qu’elle est opiniâtre comme un petit démon, elle a ses petites volontés et ses petits desseins ; elle me divertit extrêmement : son teint est admirable, ses yeux sont bleus, ses cheveux noirs, son nez ni beau ni laid ; son menton, ses joues, son tour de visage, très-parfaits. Je ne dis rien de sa bouche, elle s’accommodera ; le son de sa voix est joli ; madame de Coulanges trouvait qu’il pouvait fort bien passer par sa bouche.

Je pense, ma fille, qu’à la fin je serai de votre avis : je trouve des chagrins dans la vie qui sont insupportables ; et, malgré le beau raisonnement du commencement de ma lettre, il y a bien d’autres maux qui, pour être moindres que les douleurs, se font également redouter. Je suis si souvent traversée dans ce que je souhaite le plus, qu’en vérité la vie me paraît fort désobligeante.


  1. C’est-à-dire de chez madame de la Fayette.
  2. Gabrielle du Plesbis de Liancourt.
  3. Madame de Marans, qui appelait le duc de la Rochefoucauld moujik.
  4. Paul d’Escoubleau, marquis d’Alluye et de Sourdis, gouverneur de l’Orléanais.
  5. Françoise de Brancas, femme d’Alphonse-Henri-Charles de Lorraine, prince d’Harcourt.