Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 106

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 236-238).

106. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 1er juillet (072.

Enfin, ma fille, notre chère tante a fini sa malheureuse vie : la pauvre femme nous a fait bien pleurer dans cette triste occasion ; et pour moi, qui suis tendre aux larmes, j’en ai beaucoup répandu. Elle mourut hier matin à quatre heures, sans que personne s’en aperçût ; on la trouva morte dans son lit : la veille, elle était extraordinairement mal, et, par inquiétude, elle voulut se lever ; elle était si faible, qu’elle ne pouvait se tenir dans sa chaise, et s’affaissait et coulait jusqu’à terre ; on la relevait. Mademoiselle de la Trousse se flattait, et trouvait que c’était qu’elle avait besoin de nourriture ; elle avait des convulsions à la bouche : ma cousine disait que c’était un embarras que le lait avait fait dans sa bouche et dans ses dents : pour moi, je la trouvais très-mal. À onze heures, elle me fit signe de m’en aller : je lui baisai la main ; elle me donna sa bénédiction, et je partis ; ensuite elle prit son lait, par complaisance pour mademoiselle de la Trousse ; mais, en vérité, elle ne put rien avaler, et elle lui dit qu’elle n’en pouvait plus ; on la recoucha, elle chassa tout le monde, et dit qu’elle s’en allait dormir. À trois heures elle eut besoin de quelque chose, et fit encore signe qu’on la laissât en repos. À quatre heures, on dit à mademoiselle de la Trousse que sa mère dormait ; ma cousine dit qu’il ne fallait pas l’éveiller pour prendre son lait. À cinq heures, elle dit qu’il fallait voir si elle dormait. On approche de son lit, on la trouve morte : on crie, on ouvre les rideaux ; sa fille se jette sur cette pauvre femme, elle la veut réchauffer, ressusciter : elle l’appelle, elle crie, elle se désespère ; enfin on l’arrache, et on la met par force dans une autre chambre : on me vient avertir ; fje cours tout émue ; je trouve cette pauvre tante toute froide, et couchée si à son aise, que je ne crois pas que depuis six mois elle ait eu un moment si doux que celui de sa mort ; elle n’était quasi point changée, à force de l’avoir été auparavant. Je me mis à genoux, et vous pouvez penser si je pleurai abondamment en voyant ce triste spectacle. J’allai voir ensuite mademoiselle de la Trousse, dont la douleur fend les pierres : je les amenai toutes deux ici[1]. Le soir, madame de la Trousse vint prendre ma cousine pour la mener chez elle et à la Trousse dans trois jours, en attendant le retour de M. de la Trousse. Mademoiselle de Méri a couché ici : nous avons été ce matin au service ; elle retourne ce soir chez elle, parce qu’elle le veut ; et me voilà prête à partir. Ne m’écrivez donc plus, ma belle ; pour moi, je vous écrirai encore, car, quelque diligence que je fasse, je ne puis quitter encore de quelques jours, mais je ne puis plus recevoir de vos lettres ici.

Vous ne m’avez point écrit le dernier ordinaire ; vous deviez m’en avertir pour m’y préparer : je ne vous puis dire quel chagrin cet oubli m’a donné, ni de quelle longueur m’a paru cette semaine : c’est la première fois que cela vous est arrivé ; j’aime encore mieux en avoir été plus touchée, par n’y pas être accoutumée : j’espère de vos nouvelles dimanche. Adieu donc, ma chère enfant.

On m’a promis une relation, je l’attends : il me semble que le roi continue ses conquêtes. Vous ne m’avez pas dit un mot sur la mort de M. de Longueville, ni sur tout le soin que j’ai eu de vous instruire, ni sur toutes mes lettres ; je parle à une sourde ou à une muette : je vois bien qu’il faut que j’aille à Grignan ; vos soins sont usés, on voit la corde. Adieu donc, jusqu’au revoir. Notre abbé vous fait mille amitiés ; il est adorable du bon courage qu’il a de vouloir venir en Provence.


  1. Mademoiselle de la Trousse et mademoiselle de Méri, toutes deux filles de madame de la Trousse.