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Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 11

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 61-64).

11. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE POMPONNE.

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Vendredi 19 décembre 1664.

Voici un jour qui nous donne de grandes espérances ; mais il faut reprendre de plus loin. Je vous ai mandé comme M. Pussort opina mercredi à la mort ; jeudi, Nogués, Gisaucourt, Fériol, Héraut, à la mort encore. Roquesante finit la matinée ; et, après avoir parlé une heure admirablement bien, il reprit l’avis de M. d’Ormesson. Ce matin nous avons été au-dessus du vent, car deux ou trois incertains ont été fixés ; et tout d’un article nous avons eu la Toison, JMasnau, Verdier, la Baume et Catinat, de l’avis de M. d’Ormesson. C’était à Poncet à parler ; mais, jugeant que ceux qui restent sont quasi tons à la vie, il n’a pas voulu parler, quoiqu’il ne fut qu’onze heures. On croit que c’est pour consulter ce qu’on veut qu’il dise, et qu’il n’a pas voulu se décrier et aller à la mort sans nécessité. Voilà où nous en sommes, qui est un état si avantageux, que la joie n’en est pas entière ; car il faut que vous sachiez que M. Colbert est tellement enragé, qu’on attend quelque chose d’atroce et d’injuste qui nous remettra au désespoir. Sans cela, mon pauvre monsieur, nous aurions la joie de voir notre ami, quoique bien malheureux, au moins avec la vie sauve, qui est une grande affaire. Nous verrons demain ce qui arrivera. Nous en avons sept, ils en ont six. Voici ceux qui restent : le Feron, Moussy, Brillac, Bernard, Renard, Voisin, Pontchartrain, et le chancelier. Il y en a plus qu’il ne nous en faut de bons, à ce reste-là.

Samedi.

Louez Dieu, monsieur, et le remerciez, notre pauvre ami est sauvé : il a passé de treize à l’avis de M. d’Ormesson, et neuf à celui de Sainte-Hélène. Je suis si aise, que je suis hors de moi [1].

Dimanche au soir.

Je mourais de peur qu’un autre que moi vous eût donné le plaisir d’apprendre la bonne nouvelle. Mon courrier n’a pas fait une grande diligence ; il avait dit en partant qu’il n’irait coucher qu’à Livry. Enfin il est arrivé le premier, à ce qu’il m’a dit. Mon Dieu ! que cette nouvelle vous a été sensible et douce, et que les moments qui délivrent tout d’un coup le cœur et l’esprit d’une si terrible peine, font sentir un inconcevable plaisir ! De longtemps je ne serai remise de la joie que j’eus hier ; tout de bon, elle est trop complète ; j’avais peine à la contenir. Le pauvre homme apprit cette nouvelle par l’air[2], peu de moments après, et je ne doute pas qu’il ne l’ait sentie dans toute son étendue. Ce matin le roi a envoyé son chevalier du guet à mesdames Fouquet, leur recommander de s’en aller toutes deux à Montluçon en Auvergne, le marquis et la marquise de Charost à Ancenis, et le jeune Fouquet à Joinville en Champagne. La bonne femme a mandé au roi qu’elle avait soixante et douze ans ; qu’elle suppliait Sa Majesté de lui donner son dernier fils, pour l’assister sur la fin de sa vie, qui apparemment ne serait pas longue. Pour le prisonnier, il n’a point encore su son arrêt. On dit que demain on le fait conduire àPignerol ; car le roi change l’exil en une prison. On lui refuse sa femme, contre toutes les règles. Mais gardez-vous bien de rien rabattre de votre joie pour tout ce proeédé : la mienne est augmentée, s’il se peut, et me fait bien mieux voir la grandeur de notre victoire. Je vous manderai fidèlement la suite de cette histoire : elle est curieuse. Voilà ce qui s’est passé aujourd’hui ; à demain le reste.

Lundi au soir.

Ce matin à dix heures on a amené M. Fouquet à la chapelle de

BONS. CONTRAIRES.
Brillac. Fériol.
Renard. Nogués.
Bernard. Héraut.
Roquesante. Poncet.
La Toison. Le chancelier
La Baume.
Verdier.
Masnau.
Catinat.
Pontchartrain.
la Bastille. Foucault tenait son arrêt à la main. Il lui a dit : Monsieur,

il faut me dire votre nom, afin que je sache à qui je parle. M. Fouquet a répondu : Vous savez bien qui je suis, et pour mon nom je ne le dirai pas plus ici que je ne l’ai dit à la chambre ; et pour suivre le même ordre, je fais mes protestations contre l’arrêt que vous m’allezlire. On a écrit ce qu’il disait, et en même temps Foucault s’est couvert, et a lu l’arrêt. M. Fouquet l’a entendu découvert. Ensuite on a séparé de lui Pecquet et Lavalée, et les cris et les pleurs de ces pauvres gens ont pensé fendre le cœur de ceux qui ne l’ont pas de fer ; ils faisaient un bruit si étrange, que M. d’Artagnan a été obligé de les aller consoler ; car il semblait que c’était un arrêt de mort qu’on vînt de lire à leur maître. On les a mis tous deux dans une chambre à la Bastille ; on ne sait ce qu’on en fera.

Cependant M. Fouquet est allé dans la chambre de M. d’Artagnan : pendant qu’il y était, il a vu par la fenêtre passer M. d’Ormesson, qui venait de reprendre quelques papiers qui étaient entre ies mains de M. d’Artagnan. M. Fouquet l’a aperçu ; il l’a salué avec un visage ouvert, et plein de joie et de reconnaissance ; il lui a même crié qu’il était son très-humble serviteur. M. d’Ormesson lui a rendu son salut avec une très-grande civilité, et s’en est venu, le cœur tout serré, me conter ce qu’il avait vu.

À onze heures, il y avait un carrosse prêt, où M. Fouquet est entré avec quatre hommes, M. d’Artagnan à cheval avec cinquante mousquetaires. Il le conduira jusqu’à Pignerol, où il le laissera en prison sous la conduite d’un nommé Saint-Mars, qui est fort honnête homme, et qui prendra cinquante soldats pour le garder. Je ne sais si on lui a redonné un autre valet de chambre : si vous saviez comme cette cruauté paraît à tout le monde, de lui avoir ôté ces deux hommes, Pecquet et Lavalée ! C’est une chose inconcevable ; on en tire même des conséquences fâcheuses, dont Dieu le préserve, comme il a fait jusqu’ici ! Il faut mettre sa confiance en lui, et le laisser sous sa protection, qui lui a été si salutaire. On lui refuse toujours sa femme. On a obtenu que la mère n’irait qu’au Parc, chez sa fille qui en est abbesse. L’Écuyer suivra sa belle-sœur ; il a déclaré qu’il n’avait pas de quoi se nourrir ailleurs. Monsieur et madame de Charost vont toujours à Ancenis. M. Bailly, avocat général, a été chassé pour avoir dit à Gisaucourt, avant le jugement du procès, qu’il devait bien remettre la compagnie du grand conseil en honneur, et quelle serait déshonorée si Chamillart, Pussort et lui allaient le même train. Cela me fâche à cause de vous : voilà une grande rigueur. Tantœne animis cœlestibus iræ [3] !

Mais non, ce n’est point de si haut que cela vient. De telles vengeances rudes et basses nesauraient partir d’un cœur comme celui de notre maître. On se sert de son nom, et on le profane, comme vous voyez. Je vous manderai la suite : il y aurait bien à causer sur tout cela ; mais il est impossible par lettres. Adieu, mon pauvre monsieur ; je ne suis pas si modeste que vous, et, sans me sauver dans la foule, je vous assure que je vous aime et vous estime très-fort. J’ai vu aujourd’hui la comète ; sa queue est d’une belle longueur. J’y mets une partie de mes espérances. Mille compliments à votre chère femme,


  1. Bureau de la commission qui jugea Fouquet :
    BONS. CONTRAIRES.
    D’Ormesson. Sainte-Hélène.
    Le Feron. Pussort.
    Moussy. Gisaucourt.
  2. Par des signaux.
  3. Virgile, Énéid., liv. i.