Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 12

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 64-65).

12. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE POMPONNE.[modifier]

Jeudi au soir, janvier 1665.

Enfin, la mère, la belle-fille et le frère ont obtenu d’être ensemble ; ils s’en vont à Montluçon, au fond de l’Auvergne. La mère avait permission d’aller au Parc-aux-Dames avec sa fille ; mais sa belle-fille l’entraîne. Pour M. et madame de Charost, ils sont partis pour Ancenis ; Pecquet et Lavalée sont encore à la Bastille. Y at-il rien au monde de si horrible que cette injustice ? On a donné un autre valet de chambre au malheureux. M. d’Artagnan est sa seule consolation dans le voyage. On dit que celui qui le gardera à Pignerol est un fort honnête homme. Dieu le veuille ! ou, pour mieux dire, Dieu le garde ! Il l’a protégé si visiblement, qu’il faut croire qu’il en a un soin tout particulier. La Forêt, son défunt écuyer, l’aborda comme il s’en allait ; il lui dit : Je suis ravi de vous voir, je sais votre fidélité et votre affection : dites à nos femmes qu’elles ne s’abattent point, que j’ai du courage de reste, et que je me porte bien. En vérité, cela est admirable. Adieu, mon cher monsieur ; soyons comme lui, et ayons du courage, ne nous accoutumons point à la joie que nous donna l’admirable arrêt de samedi.

Madame de Grignan[1] est morte.

Vendredi au soir.

Il me semble, par vos beaux remercîments, que vous me donniez mon congé ; mais je ne le prends pas encore. Je prétends vous écrire quand il me plaira ; et dès qu’il y aura des vers du Pont-Neuf et autres, je vous les enverrai fort bien. Notre cher ami est par les chemins. Il a couru un bruit qu’il était bien malade ; tout le monde disait : Quoi ! déjà... On disait encore que M. d’Artagnan avait envoyé demander à la cour ce qu’il ferait de son prisonnier malade, et qu’on lui avait répondu durement qu’il le menât toujours, eu quelque état qu’il fût. Tout cela est faux ; mais on voit par là ce qu’on a dans le cœur, et combien il est dangereux de donner des fondements sur quoi on augmente tout ce qu’on veut. Pecquet et Lavalée sont toujours à la Bastille ; en vérité, cette conduite est admirable. On recommencera la chambre après les Rois.

Je crois que les pauvres exilés sont arrivés présentement à leur gîte. Quand notre ami sera au sien, je vous le manderai ; car il le faut mettre jusqu’à Pignerol, et plût à Dieu que de Pignerol nous le puissions faire venir où nous voudrions bien [2]! Et vous, mon pauvre monsieur, combien durera encore votre exil ? J’y pense bien souvent. Mille compliments à monsieur votre père. On m’a dit que madame votre femme est ici ; je Tirai voir. J’ai soupe hier avec une de nos amies ; nous parlâmes de vous aller voir.


  1. Angélique-Claire d’Angennes, première femme de M. de Grignan.
  2. Fouquet mourut en 1680, dans sa prison (selon l’opinion commune).