Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 116

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 251-254).

116. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 8 décembre 1673.

Il faut commencer, ma chère enfant, par la mort du comte de Guiche : voilà de quoi il est question présentement. Ce pauvre garçon est mort de maladie et de langueur dans l’armée de M. de ïurenne ; la nouvelle en vint mardi matin. Le père Bourdaloue^ l’a annoncée au maréchal de Gramont, qui s’en douta, sachant l’extrémité de son fils. Il fit sortir tout le monde de sa chambre ; il était dans un petit appartement qu’il a au dehors des Capucines : quand il fut seul avec ce père, il se jeta à son cou, disant qu’il devinait bien ce qu’il avait à lui dire ; que c’était le coup de sa mort, qu’il le recevait -de la main de Dieu ; qu’il perdait le seul et véritable objet de toute sa tendresse et de toute son inclination natu relie ; que jamais il n’avait eu de sensible joie ou de violente dou« leur que par ce fils, qui avait des choses admirables. Il se jeta sur un lit, n’en pouvant plus, mais sans pleurer, car on ne pleure point dans cet état. Le père pleurait, et n’avait encore rien dit ; enfin il lui parla de Dieu, comme vous savez qu’il en parle : ils furent six heures ensemble ; et puis le père, pour lui faire faire son sacrifice entier, le mena à l’église de ces bonnes Capucines, où l’on disait vigiles pour ce cher fils : le maréchal y entra, en tombant, en tremblant, plutôt traîné et poussé, que sur ses jambes ; son visage n’était plus connaissable. M. le Duc le vit en cet état, et en nous le contant chez madame de la Fayette, il pleurait. Ce pauvre maréchal revint enfin dans sa petite chambre ; il est comme un homme condamné ; le roi lui a écrit ; personne ne le voit. Madame de Monaco est entièrement inconsolable ; madame de Louvigny l’est aussi, mais c’est par la raison qu’elle n’est point affligée : n’admirez- vous point le bonheur de cette dernière ? la voilà dans un moment duchesse de Gramont. La chancelière est transportée de joie. La comtesse de Guiche fait fort bien ; elle pleure quand on lui conte les honnêtetés et les excuses que son mari lui a faites en mourant. Elle dit : « Il était aimable, je l’aurais aimé passionnément s’il m’avait un peu aimée ; j’ai souffert ses mépris avec « douleur ; sa mort me touche et me fait pitié ; j’espérais toujours « qu’il changerait de sentiments pour moi. » Voilà qui est vrai, il n’y a point là de comédie. Madame de Verneuil en est véritablement touchée. Je crois qu’en me priant de lui faire vos compliments, vous en serez quitte. Vous n’avez donc qu’à écrire à la comtesse de Guiche, à madame de Monaco, et à madame de Loûvigny. Pour le bon d’Hacqueville, il a eu le paquet d’aller à Frazé, à trente lieues d’ici, annoncer cette nouvelle à la maréchale de Gramont, et lui porter une lettre de ce pauvre garçon, lequel a fait une grande amende honorable de sa vie passée, s’en est repenti, en a demandé pardon publiquement ; il a fait demander pardon à Var* des, et lui a mandé mille choses qui pourront peut-être lui être bonnes. Enfin il a fort bien fini la comédie, et laissé une riche et heureuse veuve. La chancelière a été si pénétrée du peu ou point de satisfaction, dit-elle, que sa petite-fille a eu pendant son majiage, qu’elle ne va songer qu’à réparer ce malheur : et s’il se rencontrait un roi d’Ethiopie, elle mettrait jusqu’à son patin, pour lui donner sa petite-fille. Nous ne voyons point de mari pour elle ; vous allez nommer, comme nous, M. de Marsillac : elle ni lui ne veulent point l’un de l’autre ; les autres ducs sont trop jeunes : M. de Foix est pour mademoiselle de Roquelaure. Cherchez un peu de votre côté, car cela presse. Voilà un grand détail, ma chère petite ; mais vous m’avez dit quelquefois que vous les aimiez.

L’affaire ^Orange fait ici un bruit très-agréable pour M. de Grignan : cette grande quantité de noblesse qui l’a suivi par le seul attachement qu’on a pour lui ; cette grande dépense, cet heureux succès, car voilà tout ; tout cela fait honneur et donne de la joie à ses amis, qui ne sont pas ici en petit nombre. Le roi dit à souper : « Orange est pris, Grignan avait sept cents gentilshommes « avec lui ; on a tiraillé du dedans, et enfin on s’est rendu le troisième jour : je suis fort content de Grignan. » On m’a rapporté ce discours, que la Garde sait encore mieux que moi. Pour notre archevêque de Reims, je ne sais à qui il en avait ; la Garde lui pensa parler de la dépense. Bon ! dit-il, de la dépense, voilà toujours comme on dit ; on aime à se plaindre. — Mais, monsieur, lui dit-on, M. de Grignan ne pouvait pas s’en dispenser, avec tant de noblesse qui était venue pour l’amour de lui. — Dites pour le service du roi. — Monsieur, répliqua-t-on, il est vrai ; mais il n’y avait point d’ordre, et c’était pour suivre M. de Grignan, à l’occasion du service du roi, que toute cette assemblée s’est faite. Enfin, ma fille, cela n’est rien ; vous savez que d’ailleurs il est très-bon ami : mais il y a des jours où la bile domine, et ces jourslà sont malheureux. On me mande des nouvelles de nos états de Bretagne. M. le marquis de Coëtquen le fils a voulu attaquer M. d’Harouïs, disant qu’il était seul riche, pendant que toute la Bretagne gémissait ; et qu’il savait des gens qui feraient mieux que lui sa charge. M. Boucherat, M. de Lavardin et toute la Bretagne Font voulu lapider, et ont eu horreur de son ingratitude, car il a mille obligations à M. d’Harouïs. Sur cela il a reçu une lettre de madame de Rohan qui lui mande de venir à Paris, parce que M. de Chaulnes a ordre de lui défendre d’être aux états ; de sorte qu’il est disparu la veille de l’arrivée du gouverneur ; il est demeuré en abomination par l’infâme accusation qu’il voulait faire contre M. d’Harouïs. Voilà. ma bonne, ce que vous êtes obligée d’entendre à cause de votre nom.

Je viens de voir M. de Pomponne ; il était seul ; j’ai été deux bonnes heures avec lui et mademoiselle Lavocat, qui est très-jolie. M. de Pomponne a très-bien compris ce que nous souhaitons de lui, en cas qu’il vienne un courrier, et il le fera sans doute ; mais il dit une chose vraie, c’est que votre syndic sera fait avant qu’on entende parler ici de la rupture de votre conseil ; il croit que présentement c’en est fait. De vous conter tout ce qui s’est dit d’agréable et d’obligeant pour vous, et quelles aimables conversations on a avec ce ministre, tout le papier de mon porte-feuille n’y suffirait pas ; en un mot, je suis parfaitement contente de lui ; soyez-le aussi sur ma parole ; il sera ravi de vous voir, et il compte sur votre retour.

Nous avons lu avec plaisir une grande partie de vos lettres ; vous avez été admirée, et dans votre style, et dans l’intérêt que vous prenez à ces sortes d’affaires. Ne me dites donc plus de mal de votre façon d’écrire ; on croit quelquefois que les lettres qu’on écrit ne valent rien, parce qu’on est embarrassé de mille pensées différentes ; mais cette confusion se passe dans la tête, tandis que la lettre est nette et naturelle. Voilà comme sont les vôtres. Il y a des endroits si plaisants, que ceux à qui je fais l’honneur de les montrer en sont ravis. Adieu, ma très-aimable enfant ; j’attends votre frère tous les jours ; et pour vos lettres, j’en voudrais à toute heure.