Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 141

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 302-303).

141. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

Mardi 17 septembre 1675.

Voici une bizarre date. Je suis dans un bateau, dans le courant de Veau, fort loin de mon château : je pense même que je puis achever, ah ! quelle folie ! car les eaux sont si basses, et je suis si souvent engravée, que je regrette mon équipage qui ne s’arrête point et qui va son train. On s’ennuie sur l’eau quand on y est seule ; il faut un petit comte des Chapelles et une mademoiselle de Sévigné. Mais enfin c’est une folie de s’embarquer quand on est à Orléans, et peut-être même à Paris ; c’est pour dire une gentillesse : il est vrai cependant qu’on se croit obligé de prendre des bateliers à Orléans, comme à Chartres d’acheter des chapelets.

Je vous ai mandé comme j’avais vu l’abbé d’Effiat dans sa belle maison : je vous écrivis de Tours ; je vins à Saumur, où nous vîmes Vineuil ; nous repleurâmes M. de ïurenne ; il en a été vivement touché ; vous le plaindrez, quand vous saurez qu’il est dans une ville où personne n’a vu le héros. Vineuil est bien vieilli, bien toussant, bien crachant et dévot, mais toujours de l’esprit ; il vous fait mille et mille compliments. Il y a trente lieues de Saumur à Nantes ; nous avons résolu de les faire en deux jours, et d’arriver aujourd’hui à Nantes : dans ce dessein, nous allâmes hier deux heures de nuit ; nous nous engravâmes, et nous demeurâmes à deux cents pas de notre hôtellerie sans pouvoir aborder. Nous revînmes au bruit d’un chien, et nous arrivâmes à minuit dans un tugurio plus pauvre, plus misérable qu’on ne peut vous le représenter : nous n’y avons trouvé que deux ou trois vieilles femmes qui filaient, et de la paille fraîche, sur quoi nous avons tous couché sans nous déshabiller ; j’aurais bien ri, sans l’abbé, que je meurs de honte d’exposer ainsi à la fatigue d’un voyage. Nous nous sommes rembarques à la pointe du jour, et nous étions si parfaitement bien établis dans notre gravier, que nous avons été près d’une heure avant que de reprendre le fil de notre discours : nous voulons, contre vent et marée, arriver à Nantes ; nous ramons tous. J’y trouverai de vos lettres, ma fille ; mais j’ai si bonne opinion de votre amitié, que je suis persuadée que vous serez bien aise de savoir des nouvelles de mon voyage ; et, comme on m’a dit que la poste va passer à Ingrande, je vais y laisser cette lettre chemin faisant. Je me porte très-bien, il ne me faudrait qu’un peu de causerie. Je vous écrirai de Nantes, comme vous pouvez penser. Je suis impatiente de savoir de vos nouvelles, et de l’armée de M. de Luxembourg ; cela me tient fort au cœur ; il y a neuf jours que j’ai ma tête dans ce sac. L’histoire des Croisades est très-belle, surtout pour ceux qui ont lu le Tasse, et qui revoient leurs vieux amis en prose et en histoire ; mais je suis servante du style du jésuite. La vie d’Origène est divine. Adieu, ma très-chère, très-aimable, et très-parfaitement aimée ; vous êtes ma chère enfant.