Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 142

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 303-305).

142. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Hochers, dimanche 29 septembre 1675.

Je vous ai écrit, ma fille, de tous les lieux où je l’ai pu ; et comme je n’ai pas eu un soin si exact pour notre cher d’Hacqueville, ni pour mes autres amis, ils ont été dans des peines de moi, dont je leur suis trop obligée : ils ont fait l’honneur à la Loire de croire qu’elle m’avait abîmée : hélas, la pauvre créature ! je serais la première à qui elle eilt fait ce mauvais tour ; je n’ai eu d’incommodité que parce qu’il n’y avait pas assez d’eau dans cette rivière. D’Hacqueville me mande qu’il ne sait que vous dire de moi, et qu’il craint que son silence sur mon sujet ne vous inquiète. N’êtes-vous pas trop aimable, ma chère enfant, d’avoir bien voulu paraître assez tendre à mon égard pour qu’on vous épargne sur les moindres choses ? Vous m’avez si bien persuadée la première, que je n’ai eu d’attention qu’à vous écrire très-exactement. Je partis donc de la Silleraye le lendemain du jour que je vous écrivis, qui fut le mercredi ; M. deLavardin me mit en carrosse, et M. d’Harouïs m’accabla de provisions. Nous arrivâmes ici jeudi ; je trouvai d’abord mademoiselle du Plessis plus affreuse, plus folle et plus impertinente que jamais : son goût pour moi me déshonore ; je jure sur ce fer de n’y contribuer d’aucune douceur, d’aucune amitié, d’aucune approbation ; je lui dis des rudesses abominables, mais j’ai le malheur qu’elle tourne tout en raillerie : vous devez en être persuadée, après le soufflet dont l’histoire a pensé faire mourir Pomenars de rire. Elle est donc toujours autour de moi ; mais elle fait la grosse besogne ; je ne m’en incommode point ; la voilà qui me coupe des serviettes. J’ai trouvé ces bois d’une beauté et d’une tristesse extraordinaires ; tous les arbres que vous avez vus petits sont devenus grands et droits, et beaux en perfection ; ils sont élagués, et font une ombre agréable ; ils ont quarante ou cinquante pieds de hauteur : il y a un petit air d’amour maternel dans ce détail ; songez que je les ai tous plantés, et que je les ai vus, comme disait M. de Montbazon de ses enfants, pas plus grands que cela. C’est ici une solitude faite exprès pour y bien rêver ; vous en feriez bien votre profit, et je n’en use pas mal : si les pensées n’y sont pas tout à fait noires, elles y sont tout au moins gris-brun ; j’y pense à vous à tout moment : je vous regrette, je vous souhaite : votre santé, vos affaires, votre éloignement, que pensez- vous que tout cela fasse entre chien et loup ? J’ai ces vers dans la tête :

Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour
L’objet infortuné d’une si tendre amour ?

Il faut regarder la volonté de Dieu bien fixement, pour envisager sans désespoir tout ce que je vois, dont assurément je ne vous entretiendrai pas.

Ne soyez point en peine de l’absence d’Hélène ; Marie me fait fort bien ; je ne m’impatiente point, ma santé est comme il y a six ans : je ne sais d’où me revient cette fontaine de Jouvence : mon tempérament fait précisément ce qui m’est nécessaire : je lis et je m’amuse ; j’ai des affaires que je fais devant l’abbé, comme s’il était derrière la tapisserie ; tout cela, avec cette jolie espérance, empêche, comme vous dites, qu’on ne fasse la dépense d’une corde pour se pendre. Je trouvai l’autre jour une lettre de vous, où vous m’appelez ma bonne maman ; vous aviez dix ans, vous étiez à Sainte-Marie, et vous me contiez la culbute de madame Amelot, qui de la salle se trouva dans une cave ; il y a déjà du bon style à cette lettre. J’en ai trouvé mille autres qu’on écrivait autrefois à mademoiselle de Sévigné : toutes ces circonstances sont bien heureuses pour me faire souvenir de vous ; car sans cela, où pourrais-je prendre cette idée ? Je n’ai point reçu de vos lettres le dernier ordinaire, j’en suis toute triste. Je ne sais non plus des nouvelles du coadjuteur, de la Garde, du Mirepoix, du Bellièvre, que si tout était fondu ; je m’en vais un peu les réveiller.

N’admirez-vous point le bonheur du roi ? On me mande la mort de Son Altesse, mon père[1], qui était un bon ennemi ; et que les Impériaux ont repassé le Rhin, pour aller défendre l’empereur du Turc, qui le presse en Hongrie : voilà ce qui s’appelle des étoiles heureuses ; cela nous fait craindre en Bretagne de rudes punitions. Je m’en vais voir la bonne Tarente[2] ; elle m’a déjà envoyé deux compliments, et me demande toujours de vos nouvelles ; si elle le prend par là, elle me fera fort bien sa cour. Vous dites des merveilles sur Saint-Thou ; du moins on ne l’accusera pas de n’avoir conté son songe qu’après son malheur ; cela est plaisant. Je vous plains de ne pas lire toutes vos lettres : mais quoiqu’elles fassent toutes ma chère et unique consolation, et que j’en connaisse tout le prix, je suis bien fâchée d’en tant recevoir. Le bon abbé est fort en colère contre M. de Grignan ; il espérait qu’il lui manderait si le voyage de Jacob[3] a été heureux, s’il est arrivé à bon port dans la terre promise ; s’il y est bien placé, bien établi, lui et ses femmes, ses enfants, ses moutons, ses chameaux ; cela méritait bien un petit mot. Il a dessein de le reprendre quand il ira à Grignan. Comment se portent vos enfants ? Adieu, ma très-aimable et très-chére : je reçois fort souvent des lettres de mon fils ; il est bien affligé de ne pouvoir sortir de ce malheureux guidonnage ; mais il doit comprendre qu’il y a des gens présents et pressants qu’on a sur les bras, à qui on doit des récompenses, qu’on préférera toujours à un absent qu’on croit placé, et qui ne fait simplement que s’ennuyer dans une longue subalternité dont on ne se soucie guère. Ha, que c’est bien précisément ce que nous disions, après une longue navigation, se trouver à neuf cents lieues d’un cap, et le reste !


  1. Charles IV, duc de Lorraine, mort le 17 septembre. Madame de Lillebonne sa fille, en parlant de lui, disait : Son Altesse, mon père.
  2. La princesse de Tarente habitait Château-Madame., dans le faubourg de Vitré.
  3. C’était de petites figures de cire coloriée que l’abbé de Coulanges avait envoyés à M. de Grignan, pour orner un des cabinets de son château.