Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 143

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 305-307).

143. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 6 octobre 1675.

Vraiment, ma fille, vous me contez une histoire bien lamentable de vos pauvres lettres perdues ; est-ce Baro qui a fait cette sottise ? On est gaie, gaillarde, on croit avoir entretenu tous ses bons amis : pour M. l’archevêque, je le plains encore davantage, car il n’écrit que pour des choses importantes ; et il se trouve que toute la peine qu’on a prise, c’est pour être dans un bourbier, dans un précipice. Voilà M. de Grignan rebuté d’écrire pour le reste de sa vie : quelle aventure pour un paresseux ! vous verrez que désor mais il n’écrira plus, et ne voudra point hasarder de perdre sa peine. Si vous mandez ce malheur au coadjuteur, il en fera bien son profit. Je comprends ce chagrin le plus aisément du monde ; mais j’entre bien aussidans celui que vous allez avoir de quitter Grignan pour aller dans la contrainte des villes : la liberté est un bien inestimable ; vous le sentez mieux que personne, et je vous plains, ma très-chère, plus que je ne vous le puis dire. Vous n’aurez ni Vardes, ni Corbinelli ; c’eût été pourtant une bonne compagnie. Vous deviez bien me nommer les quatre dames qui vous venaient assassiner : pour moi, j’ai le temps de me fortifier contre ma méchante compagnie ; je les sens venir par un côté, et je m’égare par l’autre ; c’est un tour que je fis hier à une sénéchale de Vitré ; et puis je gronde qu’on ne m’ait pas avertie : demandez-moi ce que je veux dire ; ce sont des friponneries qu’on est tenté de faire dans ce parc, Vous souvient-il d’un jour que nous évitâmes les Fouesnels ? Je me promène fort ; ces allées sont admirables : je travaille comme vous, mais, Dieu merci, je n’ai point une friponne de Montgobert qui me réduise aux traînées ; c’est une humiliation que je ne comprends pas que vous puissiez souffrir : je ne noircis point ma soie avec ma laine, je me trouve fort bien d’aller mon grand chemiu ; il me semble que je n’ai que dix ans ; et qu’on me donne un petit bout de canevas pour me jouer, il faudrait que vos chaises fussent bien laides pour n’être pas aussi bolles que votre lit. J’aime fort tout ce que me mande Montgobert ; elle me plaît toujours, je la trouve salée, et tous ses tons me font plaisir : c’est un bonheur d’avoir dans sa maison une compagnie comme celle-là ; j’en avais une autrefois dont je faisais bien mon profit ; M. d’Angers {Henri Arnauhl) me mandait l’autre jour que c’était une sainte.

J’ai trouvé la réponse du maréchal d’Albret très-plaisante, il y a plus d’esprit que dans son style ordinaire ; elle m’a paru d’une grande hauteur ; l’affectionné serviteur- est d’une dure digestion : voilà le monseigneur bien établi. Vous avez donc ri, f ma fille, de tout ce que je vous mandais d’Orléans ? je le trouvai plaisant aussi, c’était le reste de mon sac, qui me paraissait assez bon. N’êtesvous point trop aimable d’aimer les nouvelles de mes bois et de ma santé ? Ces ! ; bien précisément pour l’amour de moi : je me relève un peu par les affaires de Danemark. On menace Rennes de transférer le parlement à Dinan ; ce serait la ruine entière de cette province : la punition qu’on veut faire à cette ville ne se passera pas sans beaucoup de bruit.

J’ai reçu des lettres de Nantes : si le marquis de Lavardin et d’Harouïs faisaient l’article de cette ville dans la gazette, vous y auriez vu assurément mon arrivée et mon départ. Je vous rends bien, ma très-chère, l’attention que vous avez à la Bretagne ; tout ce qui vous entoure à vingt lieues à la ronde m’est considérable. Il vint ici l’autre jour un augustin ; c’est une manière de /rater ; il a été par toute la province ; il me nomma cinq ou six fois M. de Grignan et M. d’Arles ; je le trouvais fort babile homme ; je suis assurée qu’à Aix je ne l’aurais pas regardé.

À propos, vous ai-je parlé d’une lunette admirable, qui faisait notre amusement dans le bateau ? C’est un chef-d’œuvre ; elle est encore plus parfaite que celle que l’abbé vous a laissée à Grignan ; cette lunette rapproche fort bien les objets de trois lieues : que ne les rapproche-t-elle de deux cents ! Vous pouvez penser l’usage que nous en faisons sur ces bords de Loire ; mais voici celui que j’en fais ici : vous savez que par l’autre bout elle éloigne, et je la tourne sur mademoiselle du Plessis, et je la trouve tout d’un coup à deux lieues de moi : je fis l’autre jour cette sottise sur elle et sur mes voisins ; cela fut plaisant, mais personnelle m’entendit : s’il y avait eu quelqu’un que j’eusse pu regarder seulement, cette folie n’aurait bien réjouie. Quand on se trouve bien oppressé de méchante compagnie, il n’y a qu’à faire venir sa lunette et la tourner du côté qui éloigne : demandez à Montgobert si elle n’aurait pas ri ; voilà un beau sujet pour dire des sottises. Si vous avez Corbinelli, je vous recommande la lunette. Adieu, ma chère enfant ; Dieu merci, comme vous dites, nous ne sommes pas des montagnes, et j’espère vous embrasser autrement que de deux cents lieues : vous allez vous éloigner encore, j’ai envie d’aller à Brest. Je trouve bien rude que madame la grande duchesse ait une dame d’honneur, et que ce ne soit pas la bonne Rarai ; les Guisardes lui ont donné la Sainte-Même. On me mande que la bonne mine de la Trousse est augmentée de la moitié, et qu’il aura la charge de Froulai.