Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 145

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 311-314).

145. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 16 octobre 1675.

Je ne suis point entêtée, ma fille, de M. de Lavardin ; je le vois tel qu’il est : ses plaisanteries et ses manières ne me charment point du tout ; je les vois, comme j’ai toujours fait : mais je suis assez juste pour rendre au vrai mérite ce qui lui appartient, quoique je le trouve pêle-mêle avec quelques désagréments ; c’est à ses bonnes qualités que je me suis solidement attachée, et, par bonheur, je vous en avais parlé à Paris ; car, sans cela, vous croiriez que l’enthousiasme d’une bonne réception m’aurait enivrée ; enfin je souhaiterai toujours à ceux que j’aimerai plus de charmes ; mais je me contenterai qu’ils aient autant de vertus. C’est le moins lâche et le moins bas courtisan que j’aie jamais vu ; vous aimeriez bien son style dans de certains endroits, vous qui parlez : tant y a, ma fille, voilà ma justification, dont vous ferez part au gros abbé, si jamais, par hasard, il a mal au gras des jambes[1] sur ce sujet.

Je suis fort aise que vous ayez remarqué, comme moi, la diligence admirable de nos lettres, et le beau procédé de Maux[2], et de ces autres messieurs si obligeants, qui viennent prendre nos lettres, et les portent nuit et jour, en courant de toutes leurs forces, pour les faire aller plus promptement : je vous dis que nous sommes ingrats envers les postillons, et même envers M. de Louvois[3], qui les établit partout avec tant de soin. Mais quoi ! ma très-chère, nous nous éloignons encore ; et toutes nos admirations vont cesser : quand je songe que, dans votre dernière lettre, vous répondez encore à celle que je vous écrivis de la Silleraye, et qu’il y aura demain trois semaines que je suis aux Rochers, je comprends que nous étions déjà assez loin, sans cette augmentation.

D’Hacqueville me dit qu’une fois la semaine, c’est assez écrire pour des affaires ; mais que ce n’est pas assez pour s n amitié 5 « et qu’il augmenterait plutôt d’une lettre que d’en retrancher une. Vous jugez bien que, puisque le régime que je lui avais ordonné ne lui plaît pas, je lâche la bride à toutes ses bontés, et lui laisse la liberté de son écritoire : songez qu’il écrit de cette furie à tout ce qui est hors de Paris, et voit tous les jours tout ce qui y reste ; ce sont les cCHacqueville ; adressez-vous à eux, ma fille, en toute confiance : leurs bons cœurs suffisent à tout. Je me veux donc ôter de l’esprit de les ménager ; j’en veux abuser ; aussi bien, si ce n’est moi qui le tue, ce sera un autre : il n’aime que ceux dont il est accablé : accablons-le donc sans ménagement.

Je voudrais que vous vissiez de quelle beauté ces bois sont présentement. Madame de ïarente y fut hier tout le jour ; il faisait un temps admirable : elle me parla fort de vous : elle vous trouve bien plus jolie que le petit ami[4]« : sa fille est malade ; elle en était triste ; je la mis en carrosse au bout de la grande allée ; et comme elle me priait fort de me retirer, elle me dit : Madame, vous me prenez pour une Allemande. Je lui dis : « Oui, madame, assurément, « je vous prends pour une Allemande[5] : j’aurais plutôt obéi à madame votre belle-fille[6]. » Elle entendit cela comme une Française. Il est vrai que sa naissance doit, ce me semble, donner une dose de respect à ceux qui savent vivre. Elle a un style romanesque dans ce qu’elle conte, et je suis étonnée que cela déplaise à ceux même qui aiment les romans : elle attend madame de Chaulnes. M. de Chaulnes est à Rennes avec les Forbin et les Vins, et quatre mille hommes : on croit qu’il y aura bien de la penderie. M. de Chaulnes y a été reçu comme le roi ; mais comme c’est la crainte, quia fait changer leur langage, M. de Chaulnes n’oublie pas toutes les injures qu’on lui a dites, dont la plus douce et la plus familière était gros cochon, sans compter les pierres dans sa maison et dans son jardin, et des menaces dont il paraissait que Dieu seul empêchait l’exécution ; c’est cela qu’on va punir. D’Hacqueville, de sa propre main (car ce n’est point dans son billet de nouvelles qu’on pourrait avoir copié), me mande que M. de Chaulnes, suivi de ses troupes, est arrivé 9 Rennes le samedi 12 octobre : je l’ai remercié de ce soin, et je lui apprends que M. de Pomponne se fait peindre par Mignard : mais tout ceci entre nous ; car savez-vous bien qu’il est délicat et blond ? Je reçois des lettres de votre frère, toutes pleines de lamentations de Jérémie sur son guidonnage ; il dit justement tout ce que nous disions quand il l’acheta ; c’est ce cap dont il est encore à neuf cents lieues : mais il y avait des gens qui lui mettaient dans la tête que, puisque je venais de vous marier, il fallait aussi l’établir ; et par cette raison, qui devait produire, au moins pour quelque temps, un effet contraire, il fallut céder à son empressement et il s’en désespère : il y a des cœurs plaisamment bâtis en ce monde. Enfin, ma fille, soyons bien persuadées que c’est une vilaine chose que les charges subalternes.

Vous savez bien que notre cardinal l’est à fer et à clou. Nous devons tous en être ravis à telle fin que de raison : c’est toujours une chose triste qu’une dégradation. Au nom de Dieu, ne négligez point de lui écrire : il aime mes billets, jugez des vôtres. Vous ne m’aviez point dit que votre premier président (M. Marin) a battu sa femme ; j’aime les coups de plat d’épée, cela est brave et nouveau. On sait bien qu’il faut les battre, disait l’autre jour un paysan ; mais le plat d’épée me réjouit. Je m’en vais parier que la petite d’Oppède n’est point morte : je connais ceux qui doivent mourir. Il est vrai que le bonheur des Français surpasse toute croyance en tout pays : j’ai ajouté ce remercîment à ma prière du soir ; ce sont les ennemis qui font toutes nos affaires : ils se reculent quand ils voient qu’ils nous pourraient embarrasser. Vous verrez ce que deviendra Ruyter sur votre Méditerranée : le prince d’Orange songe à s’aller coucher, et j’espère votre frère. Je vous réponds de cette province, et même de la paix : il me semble qu’elle est si nécessaire, que, malgré la conduite de ceux qui ne la veulent pas, elle se fera toute seule. Je suivrai votre avis, ma chère enfant, je vais m’entretenir de l’espérance de vous revoir : je ne puis commencer trop tôt, pour me récompenser des larmes que notre séparation et même la crainte m’ont fait répandre si souvent.

J’embrasse M. de Grignan, car je crois qu’il est revenu de la chasse : mandez-moi bien de vos nouvelles, vous voyez que je vous accable des miennes. La Saint-Géran s’est mêlée de m’écrire sérieusement sur l’ambassade de madame de Villars, qui, à ce qu’elle dit, ira à Turin ; je le crois, puisqu’il n’y a qu’une régente : je lui ai fait réponse dans son même style ; mais ce n’a pas été sans peine. Ne vous ont-elles pas remerciée de votre eau de la rehie de Iïon 27 grie ? Elle est divine : pour moi, je vous en remercie encore ; je m’en enivre tous les jours : j’en ai dans ma poche ; c’est une folie comme du tabac : quand on y est accoutumé, on ne peut plus s’en passer : je la trouve excellente contre la tristesse ; j’en mets le soir, plus pour me réjouir que pour le serein, dont mes bois me garantissent. Vous êtes trop bonne de craindre que les loups, les cochons et les châtaignes ne m’y fassent une insulte. Adieu, mon enfant, je vous aime de tout mon cœur ; mais c’est au pied de la lettre, et sans en rien rabattre.


  1. Expression familière de l’abbé de Pontcarré, lorsqu’il était importuné de quelque discours.
  2. Courrier de la malle.
  3. Surintendant-général des postes.
  4. Le portrait en miniature de madame de Grignan.
  5. Madame de Tarente était fille de Guillaume V, landgrave de Kesse-Cassel.
  6. Madeleine de Créqui, duchesse de la Trémouille.