Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 146

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 314-316).

146. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 3 novembre 1675.

Je suis fort occupée de toutes vos affaires de Provence ; et si vous prenez intérêt à celles de Danemark, j’en prends bien davantage à celles de Lambesc. J’attends l’effet de cette défense qu’on devait faire au parlement d’envoyer à la maison de ville : j’attends la nomination du procureur du pays, et le succès du voyage du consul, qui veut être noble par ordre du roi. J’ai fort ri de ce premier président, et des effets de sa jalousie : on lui faisait une grande injustice de croire qu’un homme élevé à Paris ne sût pas vivre, et ne donnât pas plutôt une bonne couple de soufflets que des coups de plat d’épée : je suis bien étonnée qu’il soit jaloux de ce petit garçon qui sentait le tabac ; il n’y a personne qui ne soit dangereux pour quelqu’un : il me semble que le vin des Bretons figure avec le tabac des Provençaux.

J’admire toujours qu’on puisse prononcer une harangue sans manquer et sans se troubler, quand tout le monde a les yeux sur vous, et qu’il se fait un grand silence. Ceci est pour vous, M. le comte, je me réjouis que vous possédiez cette hardiesse, qui est si fort au-dessus de mes forces : mais, ma fille, c’est du bien perdu, que de parler si agréablement, puisqu’il n’y a personne. Je suis piquée, comme vous, que l’intendant et les évêques ne soient point à l’ouverture de cette assemblée : je ne trouve rien de plus indigne ni de moins respectueux pour le roi, et pour celui qui a l’honneur de le représenter[1]. Si l’on attend que M. de Marseille soit revenu de ses ambassades, on attendra longtemps ; car apparemment il n’en fera pas pour une. Je me suis plainte à d’Hacqueville ; c’est tout ce que je puis faire d’ici, et puis voilà qui est fait pour cette année. N’en direz-vous rien à madame de Vins ? Elle m’a écrit une lettre fort vive et fort jolie ; elle se plaint de mon silence, elle est jalouse de ce que j’écris à d’autres, elle veut désabuser M. de Pomponne de ma tendresse ; il n’y a plus que pour elle : je n’ai jamais vu un fagot d’épines si révolté. Je lui fais réponse, et me réjouis qu’elle se soit mise à être tendre, et à parler de la jalousie, autrement qu’en interligne : je ne croyais pas qu’elle écrivît si bien ; elle me parle de vous, et m’attaque fort joliment. J’eus ici, le jour de la Toussaint, M. Boucherat et M. de Harlay, son gendre, à dîner ; ils s’en vont à nos états, que l’on ouvre quand tout le monde y est : ils me dirent leur harangue, elle est fort belle ; la présence de M. Boucherat sera salutaire à la province et à M. d’Harouïs. M. et madame de Chaulnes ne sont plus à Rennes : les rigueurs s’adoucissent ; à force d’avoir pendu, on ne pendra plus : il ne reste que deux mille hommes à Rennes ; je crois que Forbin et Vins s’en vont par Nantes ; Molac y est retourné. C’est M. de Pomponne qui a protégé le malheureux dont je vous ai parlé. Si vous m’envoyez le roman de votre premier président, je vous enverrai, en récompense, l’histoire lamentable, avec la chanson du violon qui fut roué à Rennes. M. Boucherat but à votre santé ; c’est un homme aimable, et d’un très-bon sens : il a passé par Veret ; il a vu à Blois madame de Maintenon, et M. du Maine qui marche : cette joie est grande. Madame de Montespan fut au-devant de ce joli prince, avec la bonne abbesse de Fontevrault et madame de Thianges ; je crois qu’un si heureux voyage réchauffera les cœurs des deux amies.

Vous me faites un grand plaisir, ma très-chère, de prendre soin de ma petite : je suis persuadée du bon air que vous avez à faire toutes les choses qui sont pour l’amour de moi. Je ne sais pourquoi vous dites que l’absence dérange toutes les amitiés : je trouve qu’elle ne fait point d’autre mal que de faire souffrir : j’ignore entièrement les délices de l’inconstance, et je crois pouvoir vous répondre, et porter la parole pour tous les cœurs où vous régnez uniquement, qu’il n’y en a pas un qui ne soit comme vous l’avez laissé. N’est-ce pas être bien généreuse, de me mêler de répondre pour d’autres cœurs que le mien ? Celui-là, du moins, vous est-il bien assuré ? Je ne vous trouve plus si entêtée de votre fils ; je crois que c’est votre faute, car il avait trop d’esprit pour n’être pas toujours fort joli : vous ne comprenez point encore trop bien l’amour maternel ; tant mieux, ma fille, il est violent ; mais, à moins que d’avoir des raisons comme moi, ce qui ne se rencontre pas souvent, on peut à merveille se dispenser de cet excès. Quand je serai à Paris, nous parlerons de nous revoir ; c’est un désir et une espérance qui me soutiennent la vie.

Adieu, ma très-chère ; je serai ravie, aussi bien que vous, que nous puissions nous allier peut-être aux Machabées : mais cela ne va pas bien, je souhaite que votre lecture aille mieux : ce serait une honte dont vous ne pourriez pas vous laver, de ne pas finir Josèphe. Hélas ! si vous saviez ce que j’achève, et ce que je souffre du style du jésuite (Maimbourg), vous vous trouveriez bien heureuse d’avoir à finir un si beau livre !


  1. Il avait été décidé que le lieutenant général qui représentait le roi aurait le pas sur les évêques dans les états des provinces ; et depuis cette décision les évêques s’abstenaient souvent d’y assister.