Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 156

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 336-339).

156. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M, ne DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredis avril 1676.

Je suis mortifiée et triste de ne pouvoir vous écrire tout ce que je voudrais ; je commence à souffrir cet ennui avec impatience. Je me porte très-bien ; le changement d’air me fait des miracles ; mais mes mains ne veulent point encore prendre part à cette guérison. J’ai vu tous nos amis et amies. Je garde ma chambre, et je suivrai vos conseils ; je mettrai désormais ma santé et mes promenades devant toutes choses. Le chevalier (de Grignan) cause fort bien avec moi jusqu’à onze heures ; c est un aimable garçon. J’ai obtenu de sa modestie de me parler de sa campagne, et nous avons repleuré M. de Turenne. Le maréchal de Lorges n’est-il point trop heureux ? Les dignités, les grands biens et une très-jolie femme. On l’a élevée comme devant être un jour une grande dame. La fortune est jolie ; mais je ne lui pardonne point les rudesses qu’elle a pour nous tous.

M. de Corbinelli.

J’arrive, madame, et je veux soulager cette main tremblotante ; elle reprendra la plume quand il lui plaira : elle veut vous dire une folie de M. d’Armagnac. Il était question de la dispute des princes et des ducs pour la Cène ; voici comme le roi l’a réglé : immédiatement après les princes du sang, M. de Vermandois a passé, et puis toutes les dames, et puis M. de Vendôme et quelques ducs ; les autres ducs et les princes lorrains ayant eu la permission de s’en dispenser. Là-dessus, M. d’Armagnac ayant voulu reparler au roi sur cette disposition, le roi lui fit comprendre qu’il le voulait ainsi. M. d’Armagnac lui dit : Sire, le charbonnier est maître à sa maison. On a trouvé cela fort plaisant ; nous le trouvons aussi, et vous le trouverez comme nous.

Madame de Sêvigné.

Je n’aime point à avoir des secrétaires qui aient plus d’esprit que moi ; ils font les entendus ; je n’ose leur faire écrire toutes mes sottises ; la petite fille m’était bien meilleure. J’ai toujours dessein d’aller à Bourbon ; j’admire le plaisir qu’on prend à m’en détourner, sans savoir pourquoi, malgré l’avis de tous les médecins.

Je causais hier avec d’Hacqueville sur ce que vous me dites que vous viendrez m’y voir : je ne vous dis point si je le désire, ni combien je regrette ma vie ; je me plains douloureusement de la passer sans vous. Il semble qu’on en ait une autre, où l’on réserve de se voir et de jouir de sa tendresse ; et cependant c’est notre tout que notre présent, et nous le dissipons ; et l’on trouve la mort : je suis touchée de cette pensée. Vous jugez bien que je ne désire donc que d’être avec vous ; cependant nous trouvâmes qu’il fallait vous mander que vous prissiez un peu vos mesures chez vous. Si la dépense de ce voyage empêchait celui de cet hiver, je ne le voudrais pas, et j’aimerais mieux vous voir plus longtemps ; car je n’espère point d’aller à Grignan, quelque envie que j’en aie : le bon abbé n’y veut point aller, il a mille affaires ici, et craint le climat. Or, je n’ai pas trouvé, dans mon traité de l’ingratitude, qu’il me fut permis de le quitter dans l'âge où il est ; et comme je ne puis douter que cette séparation ne lui arrachât le cœur et l'âme, mes remords ne me donneraient aucun repos, s’il mourait dans cette absence : ce serait donc pour trois semaines que nous nous ôterions le moyen de nous voir plus longtemps. Démêlez cela dans votre esprit, et suivant vos desseins, et suivant vos affaires ; mais songez qu’en quelque temps que ce soit, vous devez à mon amitié, et à l’état où j’ai été, la sensible consolation de vous voir. Si vous vouliez revenir ici avec moi de Bourbon, cela serait admirable ; nous passerions notre automne ici ou à Livry ; et cet hiver, M. de Grignan viendrait nous voir et vous reprendre. Voilà qui serait le plus aisé, le plus naturel, et le plus désirable pour moi ; car enfin, vous devez me donner un peu de votre temps pour l’agrément et le soutien de ma vie. Rangez tout cela dans votre tête, ma chère enfant ; il n’y a point de temps à perdre ; je partirai pour Bourbon ou pour Vichy dans le mois qui vient.

Vous voulez que je vous parle de ma santé, elle est très-bonne, hormis mes mains et mes genoux, où je sens quelques douleurs. Je dors bien, je mange bien, mais avec retenue ; on ne me veille plus ; j’appelle, on me donne ce que je demande, on me tourne, et je m’endors. Je commence à manger de la main gauche ; c’était une chose ridicule de me voir imboccar da isergenti ; et pour écrire, vous voyez où j’en suis maintenant[1]. On me dit mille biens de Vichy, et je crois que je l’aimerai mieux que Bourbon, par deux raisons : l’une, qu’on dit que madame de Montespan va à Bourbon ; et l’autre, que Vichy est plus près de vous ; en sorte que, si vous y veniez, vous auriez moins de peine, et que si le Bien bon changeait d’avis, nous serions plus près de Grignan. Enfin, ma très-chère, je reçois dans mon cœur la douce espérance de vous voir ; c’est à vous à disposer de la manière, et surtout que ce ne soit pas pour quinze jours, car ce serait trop depeineet trop de regret pour si peu de temps. Vous vous moquez de Villebrune ; il ne m’a pourtant rien conseillé que l’on ne me conseille ici. Je m’en vais faire suer mes mains ; et pour l’équinoxe, si vous saviez l’émotion qui arrive quand ce grand mouvement se fait, vous reviendriez de vos erreurs. Le /rater s’en ira bientôt à sa brigade, et de là à matines[2]. Il y a six jours que je suis dans ma chambre à faire l’entendue, à me reposer. Je reçois tout le monde ; il m’est venu des Soubise, des Sully, à cause de vous. On ne parle point du tout d’envoyer M. de Vendôme en Provence. Il dit au roi, il y a huit jours : « Sire, j’espère qu’après la campagne Votre Majesté me permettra d’aller dans le gouvernement qu’elle m’a fait l’honneur de me donner. Monsieur, lui dit le roi, quand vous saurez bien gouverner vos affaires, je vous donnerai le soin des miennes. » Et cela finit tout court. Adieu, ma très-chère enfant ; je reprends dix fois la plume ; ne craignez point que je me fasse mal à la main.


  1. Madame de Sévigné commençait à reprendre son écriture ordinaire, mais d’une main encore mal assurée.
  2. M. de Sévigné s’arrêtait volontiers, en allant et en revenant, chez une abbesse de sa connaissance.