Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 157

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 339-340).

157. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 10 avril 1676.

Plus j’y pense, ma fille, et plus je trouve que je ne veux point vous voir pour quinze jours : si vous venez à Vichy ou à Bourbon, il faut que ce soit pour venir ici avec rnoi ; nous y passerons le reste de l’été et l’automne ; vous me gouvernerez, vous me consolerez ; et M. de Grignan vous viendra voir cet hiver, et fera de vous à son tour tout ce qu’il trouvera à propos. Voilà comme on fait une visite à une mère que l’on aime, voilà le temps que l’on lui donne, voilà comme on la console d’avoir été bien malade, et d’avoir encore mille incommodités, et d’avoir perdu la jolie chimère de se croire immortelle[1] : elle commence présentement à se douter de quelque chose, et se trouve humiliée jusqu’au point d’imaginer qu’elle pourrait bien un jour passer dans la barque comme les autres, et que Caron ne fait point de grâce. Enfin, au lieu de ce voyage de Bretagne que vous aviez une si grande envie de faire, je vous propose et vous demande celui-ci.

Mon fils s’en va, j’en suis triste, et je sens cette séparation. On ne voit à Paris que des équipages qui partent : les cris sur la disette d’argent sont encore plus vifs qu’à l’ordinaire ; mais il ne demeurera personne, non plus que les années passées. Le chevalier est parti sans vouloir me dire adieu ; il m’a épargné un serrement de cœur, car je l’aime sincèrement. Vous voyez que mon écriture prend sa forme ordinaire : toute la guérison de ma main se renferme dans l’écriture ; elle sait bien que je la quitterai volontiers du reste d’ici à quelque temps. Je ne puis rien porter ; une cuiller me paraît la machine du monde, et je suis encore assujettie à toutes les dépendances les plus fâcheuses et les plus humiliantes que vous puissiez vous imaginer : mais je ne me plains de rien, puisque je vous écris. La duchesse de Sault me vient voir comme une de mes anciennes amies ; je lui plais : elle vint la seconde fois avec madame de Brissac ; quel contraste ! il faudrait des volumes pour vous conter les propos de cette dernière : madame de Sault vous plairait et vous plaira. Je garde ma chambre très-fidèlement, et j’ai remis mes Pâques à dimanche, afin d’avoir dix jours entiers à me reposer. Madame de Coulanges apporte au coin de mon feu les restes de sa petite maladie : je lui portai hier mon mal de genou et mes pantoufles. On y envoya ceux qui me cherchaient ; ce fut des Schomberg, des Senneterre, des Cœuvre, et mademoiselle de Méri, que je n’avais point encore vue. Elle est, à ce qu’on dit, très-bien logée ; j’ai fort envie de la voir dans son château. Ma main veut se reposer, je lui dois bien cette complaisance pour celle qu’elle a pour moi.

Monsieur de Sêvigné.

Je vais partir de cette ville ;

Je m’en vais mercredi tout droit à Charleville,

Malgré le chagrin qui m’attend.

Je n’ai pas jugé à propos d’achever la parodie de ce couplet, parce que voilà toute mon histoire dite en trois vers. Vous ne sauriez croire la joie que j’ai de voir ma mère en l’état où elle est ; je pense que vous serez aussi aise que je le suis quand vous la verrez à Bourbon, où je vous ordonne toujours de l’aller voir ; vous pourrez fort bien revenir ici avec elle, en attendant que M. de Grignan vous rapporte votre lustre, et vous fasse reparaître comme la gala delpueblo, laflordel abril. Si vous suivez mon avis, vous serez bien plus heureuse que moi \ vous verrez ma mère, sans avoir le chagrin d’être obligée de la quitter dans deux ou trois jours : c’est un chagrin pour moi qui est accompagné de plusieurs autres que vous devinez sans peine. Enfin, me revoilà guidon, guidon éternel, guidon à barbe grise : ce qui me console, c’est qu’on a beau dire, toutes choses de ce monde prennent fin, et qu’il n’y a pas d’apparence que celle-là seule soit exceptée de la loi générale. Adieu, ma belle petite sœur, souhaitez-moi un heureux voyage : je crains bien que l'âme intéressée de M. de Grignan ne vous en empêche ; cependant je compte comme si tous deux vous aviez quelque envie de me revoir.

De madame de Sévigné.

Adieu, ma chère bonne ; j’embrasse ce comte, et le conjure d’entrer dans mes intérêts et dans les sentiments de ma tendresse.


  1. C’était la première maladie de madame de Sévigné.