Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 161

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 345-346).

161. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Vichy, mardi 19 mai 1676.

Je commence aujourd’hui à vous écrire ; ma lettre partira quand elle pourra ; je veux causer avec vous. J’arrivai ici hier au soir. Madame de Brissac avec le chanoine[1], madame de Saint-Hérem et deux ou trois autres me vinrent recevoir au bord de la jolie rivière d’Allier : je crois que si on y regardait bien, on y trouverait encore des bergers del’Astrée. M. de Saint-Hérem, M. de la Fayette, l’abbé Dorât, Planci, et d’autres encore, suivaient dans un second carrosse, ou à cheval. Je fus reçue avec une grande joie. Madame de Brissac me mena souper chez elle ; je crois avoir déjà vu que le chanoine en a jusque-là de la duchesse : vous voyez bien où je mets la main. Je me suis reposée aujourd’hui, et demain je commencerai à boire. M. de Saint-Hérem m’est venu prendre ce matin pour la messe, et pour dîner chez lui. Madame de Brissac y est venue, on a joué : pour moi, je ne saurais me fatiguer à mêler des cartes. Nous nous sommes promenés ce soir dans les plus beaux endroits du monde ; et à sept heures la poule mouillée vient manger son poulet, et causer un peu avec sa chère enfant : on vous en aime mieux quand on en voit d’autres. J’ai bien pensé à cette dévotion que l’on avait ébauchée avec M. de la Vergne ; j’ai cru voir tantôt des restes de cette fabuleuse conversion ; ce que vous m’en disiez l’autre jour est à imprimer. Je suis fort aise de n’avoir point ici mon Bien bon ; il y eût fait un mauvais personnage : quand on ne boit pas, on s’ennuie ; c’est une billebaude[2] qui n’est pas agréable, et moins pour lui que pour un autre.

On a mandé ici que Bouchain était pris aussi heureusement que Condé ; et qu’encore que le prince d’Orange eût fait mine d’en vouloir découdre, on est fort persuadé qu’il n’en fera rien : cela donne quelque repos. La bonne Saint-Géran m’a envoyé un compliment de la Palisse. J’ai prié qu’on ne me parlât plus du peu de chemin qu’il y a d’ici à Lyon ; cela me fait de la peine ; et comme je ne veux point mettre ma vertu à l’épreuve la plus dangereuse où elle puisse être, je ne veux point recevoir cette pensée, quelque chose que mon cœur, malgré cette résolution, me fasse sentir. J’attends ici de vos lettres avec bien de l’impatience ; et pour vous écrire, ma chère enfant, c’est mon unique plaisir, quand je suis loin de vous ; et si les médecins, dont je me moque extrêmement, me défendaient de vous écrire, je leur défendrais de manger et de respirer, pour voir comme ils se trouveraient de ce régime. Mandez-moi des nouvelles de ma petite, et si elle s’accoutume à son couvent ; mandez-moi bien des vôtres et de celles de M. de la Garde : dites-moi s’il ne reviendra point cet hiver à Paris. Je ne puis vous dissimuler que je serais sensiblement affligée, si, par ces malheurs et ces impossibilités qui peuvent arriver, j’étais privée de vous voir. Le mot de peste, que vous nommez dans votre lettre, me fait frémir : je la craindrais fort de Provence. Je prie Dieu, ma fille, qu’il détourne ce fléau d’un lieu où il vous a mise. Quelle douleur que nous passions notre vie si loin l’une de l’autre, quand notre amitié nous en approche si tendrement !


  1. Madame de Longueval, chanoinesse.
  2. Une confusion, un désordre : ce mot ne s’emploie plus.