Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 162

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 346-347).

162. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

Mercredi 20 mai.

J’ai donc pris des eaux ce matin, ma très-chère ; ah, qu’elles sont mauvaises ! J’ai été prendre le chanoine, qui ne loge point avec madame de Brissac. On va à six heures à la fontaine : tout le monde s’y trouve, on boit, et l’on fait une fort vilaine mine ; car ima gînez-vous qu’elles sont bouillantes, et d’un goût de salpêtre fort désagréable. On tourne, orna, on vient, on se promène, on entend la messe, on rend ses eaux, on parle confidemment de la manière dont on les rend : il n’est question que de cela jusqu’à midi. Enfin, on dîne ; après dîner, on va chez quelqu’un : c’était aujourd’hui chez moi. Madame de Brissac a joué à l’ombre avec Saint-Hérem et Planci ; le chanoine et moi, nous lisions l’Arioste ; elle a l’italien dans la tête, elle me trouve bonne. Il est venu des demoiselles du pays avec une flûte, qui ont dansé la bourrée dans la perfection. C’est ici où les Bohémiennes poussent leurs agréments ; elles font des dégognades, où les curés trouvent un peu à redire : mais enfin, à cinq heures, on va se promener dans des pays délicieux ; à sept heures, on soupe légèrement, on se couche à dix. Vous en savez présentement autant que moi. Je me suis assez bien trouvée de mes eaux, j’en ai bu douze verres ; elles m’ont un peu purgée, c’est tout ce qu’on désire. Je prendrai la douche dans quelques jours. Je vous écrirai tous les soirs ; ce m’est une consolation, et ma lettre partira quand il plaira àun petit messager qui apporte les lettres, et qui veut partir un quart d’heure après : la mienne sera toujours prête. L’abbé Bavard vient d’arriver de sa jolie maison, pour me voir : c’est le druide Adamas[1] de cette contrée.


  1. Personnage du roman de l’Astrée, auquel toutes les bergères du Lignon allaient confier leurs amours.