Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 173

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 363-368).

173. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 29 juillet 1676.

Voici un changement de scène qui vous paraîtra aussi agréable qu’à tout le monde. Je fus samedi à Versailles avec les Villars : voici comme cela va. Vous connaissez la toilette de la reine, la messe, le dîner ; mais il n’est plus besoin de se faire étouffer pendant que Leurs Majestés sont à table ; car à trois heures le roi, la reine, Monsieur, Madame, Mademoiselle, tout ce qu’il y a de princes et de princesses, madame de Montespan, toute sa suite, tous les courtisans, toutes les dames, enfin ce qui s’appelle la cour de France, se trouve dans ce bel appartement du roi que vous connaissez. Tout est meublé divinement, tout est magnifique. On ne sait ce que c’est que d’y avoir chaud ; on passe d’un lieu à l’autre sans faire la presse nulle part. Un jeu de reversi donne la forme, et fixe tout. Le roi est auprès de madame de Montespan, qui tient la carte ; Monsieur, la reine et madame de Soubise ; Dangeau et compagnie ; Langlée et compagnie ; mille louis sont répandus sur le tapis, il n’y a point d’autres jetons. Je voyais jouer Dangeau, et j’admirais combien nous sommes sots au jeu auprès de lui[1]. Il ne songe qu’à son affaire, et gagne où les autres perdent ; il ne néglige rien, il profite de tout, il n’est point distrait : en un mot, sa bonne conduite défie la fortune ; aussi les deux cent mille francs en dix jours, les cent mille écus en un mois, tout cela se met sur le livre de sa recette. Il dit que je prenais part à son jeu, de sorte que je fus assise très-agréablement et très-commodément. Je saluai le roi, ainsi que vous me l’avez appris ; il me rendit mon salut, comme si j’avais été jeune et belle. La reine me parla aussi longtemps de ma maladie que si c’eût été une couche. Elle me dit encore quelques mots de vous. M. le Duc me fit mille de ces caresses à quoi il ne pense pas. Le maréchal de Lorges m’attaqua sous le nom du chevalier de Grignan, enfin tutti quanti. Vous savez ce que c’est que de recevoir un mot de tout ce que l’on trouve en son chemin. Madame de Montespan me parla de Bourbon, elle me pria de lui conter Vichy ; et comment je m’en étais trouvée ; elle me dit que Bourbon, au lieu de guérir un genou, lui a fait mal aux deux. Je lui trouvai le dos bien plat, comme disait la maréchale de la Meilleraie ; mais, sérieusement, c’est une chose surprenante que sa beauté ; sa taille n’est pas de la moitié si grosse qu’elle était, sans que son teint, ni ses yeux, ni ses lèvres, en soient moins bien. Elle était tout habillée de point de France ; coiffée de mille boucles ; les deux des tempes lui tombent fort bas sur les joues ; des rubans noirs sur sa tête, des perles de la maréchale de l’Hôpital, embellies de boucles et de pendeloques de diamants de la dernière beauté, trois ou quatre poinçons, point de coiffe : en un mot, une triomphante beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs. Elle a su qu’on se plaignait qu’elle empêchait toute la France de voir le roi ; elle l’a redonné, comme vous voyez ; et vous ne sauriez croire la joie que tout le monde en a, ni de quelle beauté cela rend la cour. Cette agréable confusion, sans confusion, de tout ce qu’il y a de plus choisi, dure depuis trois heures jusqu’à six. S’il vient des- courriers, le roi se retire un moment pour lire ses lettres, et puis revient. Il y a toujours quelque musique qu’il écoute, et qui fait un très-bon effet. Il cause avec les dames qui ont accoutumé d’avoir cet honneur. Enfin on quitte le jeu à six heures ; on n’a point du tout de peine à faire les comptes ; il n’y a point de jetons ni de marques ; les poules sont au moins de cinq, six ou sept cents louis, les grosses de mille, de douze cents. On en met d’abord vingt-cinq chacun, c’est cent ; et puis celui qui fait en met dix. On donne chacun quatre louis à celui qui a le quinola ; on passe ; et quand on fait jouer, et qu’on ne prend pas la poule, on en met seize à la poule, pour apprendre à jouer mal à propos. On parle sans cesse, et rien ne demeure sur le cœur. Combien avez-vous de cœurs ? J’en ai deux, j’en ai trois, j’en ai un, j’en ai quatre : il n’en a donc que trois, que quatre ; et Dangeau est ravi de tout ce caquet : il découvre le jeu, il tire ses conséquences, il voit à qui il a affaire ; enfin j’étais fort aise de voir cet excès d’habileté : vraiment c’est bien lui qui sait le dessous des cartes, car il sait toutes les autres couleurs. On monte donc à six heures en calèche, le roi, madame de Montespan, Monsieur, madame de Thianges ef la bonne d’Heudicourt sur le strapontin, c’est-à-dire comme en paradis, ou dans la gloire de Niquée[2]. Vous savez comme ces calèches sont faites ; on ne se regarde point, on est tourné du même côté. La reine était dans une autre avec les princesses, et ensuite tout le monde attroupé, selon sa fantaisie. On va sur le canal dans des gondoles, on y trouve de la musique, on revient à dix heures, on trouve la comédie ; minuit sonne, on fait média noche ; voilà comme se passa le samedi.

De vous dire combien de fois on me parla de vous, combien on me demanda de vos nouvelles, combien on me fit de questions sans attendre la réponse, combien j’en épargnai, combien on s’en souciait peu, combien je m’en souciais encore moins, vous reconnaîtriez au naturel Yiniqua corte. Cependant elle ne fut jamais si agréable, et l’on souhaite fort que cela continue. Madame de Ne vers est fort jolie, fort modeste, fort naïve ; sa beauté fait souvenir de vous ; M. de Neversest toujours le même, sa femme l’aime de passion. Mademoiselle de Thianges est plus régulièrement belle que sa sœur, et beaucoup moins charmante. M. du Maine est incomparable ; son esprit étonne, et les choses qu’il dit ne se peuvent imaginer. Madame de Maintenon, madame de Thianges, Guelfes et Gibelins[3], songez que tout est rassemblé. Madame me fit mille honnêtetés, à cause de la bonne princesse de ïarente. Madame de Monaco était à Paris.

M. le Prince fut voir l’autre jour madame de la Fayette ; ce prince, ail’ cui spada ogni inttoria è certu[4]. Le moyen de n’être pas flatté d’une telle estime, et d’autant plus qu’il ne la jette pas à la tête des dames ? Il parle de la guerre, il attend des nouvelles comme les autres. On tremble un peu de celles d’Allemagne. On dit pourtant que le Rhin est tellement enflé des neiges qui fondent des montagnes, que les ennemis sont plus embarrassés que nous. Rambures[5] a été tué par un de ses soldats, qui déchargeait très-innocemment son mousquet. Le siège d’Aire continue ; nous y avons perdu quelques lieutenants aux gardes et quelques soldats. L’armée de Schomberg est en pleine sûreté. Madame de Schomberg s’est remise à m’aimer ; le baron en profite par les caresses excessives de son général. Le petit glorieux n’a pas plus d’affaires que les autres ; il pourra s’ennuyer ; mais s’il a besoin d’une contusion, il faudra qu’il se la fasse lui-même : Dieu les conserve dans cette oisiveté ! Voilà, ma très-chère, d’épouvantables détails : ou ils vous ennuieront beaucoup, ou ils vous amuseront ; ils ne peuvent point être indifférents. Je souhaite que vous soyez dans cette humeur où vous me dites quelquefois : « Mais vous ne voulez pas me « parler ; mais j’admire ma mère, qui aimerait mieux mourir que « de me dire un seul mot. » Oh ! si vous n’êtes pas contente, ce n’est pas ma faute ; non plus que la vôtre, si je ne l’ai pas été de la mort de Ruyter. Il y a des endroits dans vos lettres qui sont divins. Vous me parlez très-bien du mariage[6], il n’y a rien de mieux ; le jugement domine, mais c’est un peu tard. Conservez-moi dans les bonnes grâces de M. de la Garde, et toujours des amitiés pour moi à M. de Grignan. La justesse de nos pensées sur votre départ renouvelle notre amitié.

Vous trouvez que ma plume est toujours taillée pour dire des merveilles du grand- maître[7], je ne le nie pas absolument : il est vrai que je croyais m’être moquée de lui, en vous disant l’envie qu’il a de parvenir, et comme il veut être maréchal de France à la rigueur, comme du temps passé ; mais c’est que vous m’en voulez sur ce sujet : le monde est bien injuste.

Il l’a bien été aussi pour la Brinvilliers ; jamais tant de crimes n’ont été traités si doucement : elle n’a pas eu la question, on avait si peur qu’elle ne parlât, qu’on lui faisait entrevoir une grâce, et si bien entrevoir, qu’elle ne croyait point mourir ; elle dit en montant sur l’échafaud : C est donc tout de bon ? Enfin elle est au vent, et son confesseur dit que c’est une sainte. M. le premier président (de Lamoignon) avait choisi ce docteur[8] comme, une merveille ; il fut trompé par les intéressés, c’était celui qu’on voulait qu’il prît. N’avez-vous point vu ces gens qui font des tours de cartes ? ils les mêlent fort longtemps, et vous disent d’en prendre une telle qu’il vous plaira, et qu’ils ne s’en soucient pas ; vous la prenez, vous croyez l’avoir prise, et c’est justement celle qu’ils veulent : à l’application, elle est juste. Le maréchal de Villeroi disait l’autre jour : Penautier sera ruiné de cette affaire-ci ; le maréchal de Gramont répondit : Il faudra qu’il supprime sa table[9] : voilà bien des épigrammes. Je suppose que vous savez, qu’on croit qu’il y a cent mille écus répandus pour faciliter toutes choses : l’innocence ne fait guère de telles profusions. On ne peut écrire tout ce qu’on sait ; ce sera pour une soirée. Rien n’est si plaisant que tout ce que vous dites sur cette horrible femme. Je crois que vous avez contentement ; car il n’est pas possible qu’elle soit en paradis ; sa vilaine âme doit être séparée des autres. Assassiner est le plus sûr ; nous sommes de votre avis ; c’est une bagatelle en comparaison d être huit mois à tuer son père, et à recevoir toutes ses caresses et toutes ses douceurs, à quoi elle ne répondait qu’en doublant toujours la dose. Contez à M. l’archevêque (d’Arles) ce que m’a fait dire M. le premier président pour ma santé. J’ai fait voir mes mains et quasi mes genoux à Langeron, afin qu’il vous en rende compte. J’ai dune manière de pommade qui me guérira, à ce qu’on m’assure ; je n’aurai point la cruauté de me plonger dans le sang d’un bœuf, que la canicule ne soit passée. C’est vous, ma fille, qui me guérirez de tous mes maux. Si M, de Grignan pouvait comprendre le plaisir qu’il me fait d’approuver votre voyage, il serait consolé par avance de six semaines qu’il sera sans vous.

Madame de la Fayette n’est point mal avec madame de Schomberg. Cette dernière me fait des merveilles, et son mari à mon fils. Madame de Villars songe tout de bon à s’en aller en Savoie ; elle vous trouvera en chemin. Corbinelli vous adore, il n’en faut rien rabattre ; il a toujours des soins de moi admirables. Le Bien bon vous prie de ne pas douter de la joie qu’il aura de vous voir ; il est persuadé que ce remède m’est nécessaire, et vous savez l’amitié qu’il a pour moi. Livry me revient souvent dans la tête, et je dis que je commence à étouffer, afin qu’on approuve mon voyage. Adieu, ma très-aimable et très-aimée ; vous me priez de vous aimer ; ah ! vraiment je le veux bien : il ne sera pas dit que je vous refuse quelque chose.


  1. Dans l’éloge de Dangeau, Fontenelle s’arrête sur sa singulière supériorité dans l’art des jeux. Il faisait les combinaisons les plus savantes sans laisser apercevoir la moindre application. C’est lui qui a fourni à la Bruyère le caractère de Pamphile.
  2. Princesse du roman des Amadis.
  3. Deux fameuses factions florentines, nées dans le xiie siècle, dont l’une tenait le parti des papes, et l’autre celui des empereurs.
  4. Vers du Tasse.
  5. Louis-Alexandre, marquis de Rimbures, dernier rejeton de cette famille.
  6. De M. de Lagarde.
  7. Henri de Daillon, comte, puis créé duc du Lude.
  8. M. Pirot, docteur en Sorbonne.
  9. Penautier, intendant des états du Languedoc, compromis dans l’affaire de la Brinvilliers ; il fut acquitté, et reprit l’exercice de tous ses emplois.