Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 175

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 369-371).

175. — DE Mme  DE SÉYIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, vendredi 28 août 1676.

J’en demande pardon à ma chère patrie, mais je voudrais bien que M. de Schomberg ne trouvât point d’occasion de se battre : sa froideur et sa manière tout opposée à M. de Luxembourg me font craindre aussi un procédé tout différent. Je viens d’écrire un billet à madame de Schomberg[1], pour en apprendre des nouvelles. C’est un mérite que j’ai apprivoisé il y a longtemps ; mais je m’en trouve encore mieux depuis qu’elle est notre générale. Elle aime Corbinelli de passion : jamais son bon esprit ne s’était tourné du côté d’aucune sorte de science ; de sorte que cette nouveauté qu’elle trouve dans son commerce lui donne aussi un plaisir tout extraordinaire dans sa conversation. On dit que madame de Coulanges viendra demain ici avec lui ; et j’en aurai bien de la joie, puisque c’-est à leur goût que je devrai leur visite. J’ai écrit à d’Hacqueville pour ce que je voulais savoir de M. de Pomponne, et encore pour une vingtième sollicitation à ce petit bredouilleur de Parère. Je suis assurée qu’il vous écrira toutes les mêmes réponses qu’il me doit faire, et vous dira aussi comme, malgré le bruit qui courait, M. de Mende a accepté Alby.

Au reste, je lis les figures delà sainte-Écriture[2], qui prennent l’affaire dès Adam. J’ai commencé par cette création du monde que vous aimez tant ; cela conduit jusqu’après la mort de Notre-Seigneur : c’est une belle suite, on y voit tout, quoiqu’en abrégé ; le style en est fort beau, et vient de bon lieu : il y a des réflexions des Pères fort bien mêlées ; cette lecture est fort attachante. Pour moi, je passe bien plus loin que les jésuites ; et voyant les reproches d’ingratitude, les punitions horribles dont Dieu afflige son peuple, je suis persuadée que nous avons notre liberté tout entière ; que par conséquent nous sommes très-coupables, et méritons fort bien le feu et l’eau, dont Dieu se sert quand il lui plaît. Les jésuites n’en disent pas encore assez, et les autres donnent sujet de murmurer contre la justice de Dieu, quand ils affaiblissent tant notre liberté. Voilà le profit que je fais de mes lectures. Je crois que mon confesseur m’ordonnera la philosophie de Descartes.

Je crois que madame de Rochebonne est avec vous, et je m’en vais l’embrasser. Est-elle bien aise dans sa maison paternelle ? Tout le chapitre[3] lui rend-il bien ses devoirs ? A-t-elle bien de la joie de voir ses neveux ? Et Pauline[4] : est-il vrai qu’on l’appelle mademoiselle de Mazargues[5] ?Je serais fâchée de manquer au respect que je lui dois. Et le petit de huit mois veut-il vivre cent ans ? Je suis si souvent à Grignan, qu’il me semble que vous me devriez voir parmi vous tous. Ce serait une belle chose de se trouver tout d’un coup aux lieux qui sont présents à la pensée. Voilà mon joli médecin (Jmonio) qui me trouve en fort bonne santé, tout glorieux de ce que je lui ai obéi deux ou trois jours. Il fait un temps frais, qui pourrait bien nous déterminer à prendre de la poudre de mon bon homme : je vous le manderai mercredi. J’espère que ceux qui sont à Paris vous auront mandé des nouvelles ; je n’en sais aucune, comme vous voyez ; ma lettre sent la solitude de cette forêt ; mais dans cette solitude vous êtes parfaitement aimée.


  1. Susanne d’Aumale d’Harcourt.
  2. L’Histoire du Vieux et du Nouveau Testament, etc., par le sieur de Royaumont (le Maistre de Sacy).
  3. La collégiale de Grignan.
  4. Pauline Adhémar de Monteil de Grignan, petite-fille de madame de Sévigné, elle était alors âgée d’environ trois ans.
  5. Terre qui appartenait à la maison de Grignan.