Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 176

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 371-372).

176. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, vendredi 18 septembre 1676.

La pauvre madame de Coulanges a une grosse fièvre avec des redoublements ; le frisson lui prit à Versailles, c’est demain le quatrième jour ; elle a été saignée, et si cela dure, elle est d’une considération et dans un lieu qui ne permettent pas qu’on lui laisse une goutte de sang. Sa petite poitrine est fort offensée de cette fièvre, et moi encore plus ; je ne puis songer à tout ce qu’elle m’a mandé sur la douleur qu’elle a de ne point revenir ici, sans en être fort touchée. Je m’en vais demain la voir, car il faut que je sois ici dimanche pour commencer ma vendange. Vous allez être bien contente, ma fille, par le temps que je vais donner à l’espérance de guérir mes mains. Corbinelli m’a renvoyé la lettre que vous lui écrivez ; vraiment, c’est la plus agréable chose qu’on puisse voir : je la veux montrer à mon père le Bossu[1], c’est mon Malebranche[2] ; il sera ravi de voir votre esprit dans cette lettre ; il vous répondra s’il le peut ; car quand il ne trouve point de raisons, il ne met point de paroles à la place. Je suis assurée que vous aimeriez la naïveté et la clarté de son esprit ; il est neveu de ce AI. de la Lane[3] qui avait une si belle femme : le cardinal de Retz vous a parlé vingt fois de sa divine beauté. Il est neveu de ce grand abbé de la Lane[4], janséniste : toute sa race a de l’esprit, et lui plus que tous ; enfin il est cousin de ce petit la Lane qui danse. Voyez un peu où je me suis engagée ; cela était bien nécessaire !

Le feuillet de politique à Corbinelli est excellent ; pour celui-là, il s’entend tout seul ; je ne le consulterai à personne. Le maréchal de Schomberg a donné sur l’arrière-garde des ennemis ; il aurait tout défait, s’il les avait suivis avec plus de troupes ; quarante dragons plus braves que des héros y ont péri ; un d’Aigremont tué sur la place ; le fils de Bussy, qui voulait aller par delà paradis, prisonnier ; le comte de Vaux toujours des premiers ; mais le reste de l’armée était dans l’inaction, et cinq cents chevaux firent tout ce vacarme. On dit que c’est dommage que le détachement n’ait pas été plus fort : je trouve à tout moment que le plus juste s’abuse. Le Bien bon même a trouvé quelquefois de l’erreur dans son calcul : il vous embrasse de tout son cœur ; et moi par delà tout ce que je puis vous en dire ; je pense mille fois le jour à la joie que j’aurai de vous avoir, ma très-chère : croyez que de tous ces cœurs où vous régnez si bien, il n’y en a point où vous soyez plus souveraine que dans le mien.


  1. Chanoine de Sainte-Geneviève, auteur d’un traité sur le poëme épique.
  2. Nicolas Malebranche, prêtre de l’Oratoire, auteur de la Recherche de la vérité et de plusieurs ouvrages très-estimés.
  3. Pierre de la Lane, mort vers 1661, avait épousé Marie Gastelle des Roches, dont la beauté a été célébrée par Ménage et Chapelain.
  4. Noël de la Lane, abbé de Notre-Dame de Valcroissant, docteur de Sorbonne.