Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 177

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 372-374).

177. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN[modifier]

À Paris, vendredi 25 septembre 1676, chez mad. de Ooulanges.

En vérité, ma fille, voici une pauvre petite femme bien malade ; c’est le onzième de son mal qui lui prit à Châville en revenant de Versailles. Madame le Tellier fut frappée en même temps qu’elle, et revint en diligence à Paris, où elle reçut hier le viatique. Beau jeu (la demoiselle de madame de Coulanges) fut frappée du même trait ; elle a toujours suivi sa maîtresse ; pas un remède n’a été ordonné dans la chambre, qui ne l’ait été dans la garde-robe ; un lavement, un lavement ; une saignée, une saignée ; Notre-Seigneur, Notre-Seigneur ; tous les redoublements, tous les délires, tout était pareil : mais Dieu veuille que cette communauté se sépare. On vient de donner l’extrême-onction à Beaujeu, et elle ne passera pas la nuit.^ Nous craignons demain le redoublement de madame de Coulanges, J parce que c’est celui qui figure avec celui qui emporte cette pauvre fille. En vérité, c’est une terrible maladie ; mais ayant vu de cruelle façon les médecins font saigner rudement une pauvre personne, et, sachant que je n’ai point de veines, je déclarai hier au premier président de la cour des aides, qui me vint voir, que si je suis jamais en danger de mourir, je le prierai de m’amener M. Sanguin dès le commencement ; j’y suis très-résolue. Il n’y a qu’à voir ces messieurs pour ne vouloir jamais les mettre en possession de son corps : c’est de l’arrière-main qu’ils ont tué Beat/jeu. J’ai pensé vingt fois à Molière depuis que je vois tout ceci. J’espère cependant que cette pauvre femme échappera, malgré tous leurs mauvais traitements : elle est assez tranquille, et dans un repos qui lui donnera la force de soutenir le redoublement de cette nuit.

J’ai vu madame de Saint-Géran, elle n’est nullement déconfortée[1] ; sa maison sera toujours un réduit cet hiver : M. de Grignan y passera ses soirées amoureusement. Elle s’en va à Versailles comme les autres ; je vous assure qu elle prétend jouir de ses épargnes, et vivre sur sa réputation acquise ; de longtemps elle n’aura épuisé ce fonds. Elle vous fait mille amitiés ; elle est engraissée, elle est fort bien. Je vous conjure, ma fille, de faire encore mes excuses au grand Roquesante, si je ne lui fais pas réponse. Vous me mandez des merveilles de son amitié ; je n’en suis nullement surprise, connaissant son cœur comme je fais ; il mérite, par bien des raisons, la distinction et l’amitié que vous avez pour lui. Je me porte fort bien ; je suis ravie de n’avoir point vendangé ; je ferai les autres remèdes ; et quand cette pauvre petite femme sera mieux, j’irai encore me reposer quelques jours à Livry. Brancas est arrivé cette nuit à pied, à cheval, en charrette ; il est pâmé au pied du lit de cette pauvre malade : nulle amitié ne paraît devant la sienne. Celle que j’ai pour vous ne me paraît pas petite.

J’ai trouvé à Paris une affaire répandue partout, qui vous paraîtra fort ridicule : bien des gens vous l’apprendront ; mais il me semble que vous voyez plus clair dans mes lettres. Il y avait à la cour une manière d’agent du roi de Pologne[2] qui marchandait toutes les plus belles terres pour son maître. Enfin, il s’était arrêté à celle de Rieux en Bretagne, dont il avait signé le contrat à cinq cent mille livres. Cet agent a demandé qu’on fit de cette terre un duché, le nom en blanc. Il y a fait mettre les plus beaux droits, mâles et femelles, et tout ce qu’il vous plaira. Le roi, et tout le monde, croyait que c’était ou pour M. d’Arquien, ou pour le marquis de Béthune[3]. Cet agent a donné au roi une lettre du roi de Polo gne, qui lui nomme, devinez qui ? Brisacier, fils du maître des comptes ; il s’élevait par un train excessif et des dépenses ridicules : on croyait simplement qu’il fût fou, cela n’est pas bien rare. Il s’est trouvé que le roi de Pologne, par je ne sais quelle intrigue, assure que Brisacier est originaire de Pologne, en sorte que voilà son nom allongé d’un Ski, et lui Polonais. Le roi de Pologne ajoute que Brisacier est son parent, et qu’étant autrefois en France, il avait voulu épouser sa sœur. Il a envoyé une clef d’or à sa mère, comme dame d’honneur de la reine. La médisance, pour se divertir, disait que le roi de Pologne, pour se divertir aussi, avait eu quelques légères dispositions à ne pas haïr la mère, et que ce petit garçon était son fils ; mais cela n’est point ; la chimère est toute fondée sur sa bonne maison de Pologne. Cependant le petit agent a divulgué cette affaire, la croyant faite ; et dès que le roi a su le vrai de l’aventure, il a traité cet agent de fou et d’insolent, et l’a chassé de Paris, disant que, sans la considération du roi de Pologne, il l’aurait fait mettre en prison. Sa Majesté a écrit au roi de Pologne, et s’est plainte fraternellement de la profanation qu’il a voulu faire de la principale dignité du royaume ; mais le roi regarde toute la protection que le roi de Pologne a accordée à un si mince sujet comme une surprise qu’on lui a faite, et révoque même en doute le pouvoir de son agent. Il laisse à la plume de M. de Pomponne toute la liberté de s’étendre sur un si beau sujet. On dit que ce petit agent s’est évadé : ainsi cette affaire va dormir jusqu’au retour du courrier.


  1. Du départ de madame de Villars, ambassadrice en Savoie.
  2. Jean Sobieski.
  3. François Gaston, dont la femme (Marie-Louise de la Grange d’Arquien) était sœur de la reine de Pologne.