Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 186

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 386-388).

186. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 30 juin 1677.

Vous m’apprenez enfin que vous voilà à Grignan. Les soins que vous avez de m’écrire me sont de continuelles marques de votre amitié : je vous assure au moins que vous ne vous trompez pas dans la pensée que j’ai besoin de ce secours ; rien ne m’est en effet si nécessaire. Il est vrai, et j’y pense trop souvent, que votre présence me l’eût été beaucoup davantage ; mais vous étiez disposée d’une manière si extraordinaire, que les mêmes pensées qui vous ont déterminée à partir m’ont fait consentir à cette douleur, sans oser l’aire autre chose que d’étouffer mes sentiments. C’était un crime pour moi que d’être en peine de votre santé : je vous voyais périr devant mes yeux, et il ne m’était pas permis de répandre une larme ; c’était vous tuer, c’était vous assassiner ; il fallait étouffer : je n’ai jamais vu une sorte de martyre plus cruel ni plus nouveau. Si, au lieu de cette contrainte, qui ne faisait qu’augmenter ma peine, vous eussiez été disposée à vous tenir pour languissante, et que votre amitié pour moi se fût tournée en complaisance, et à me témoigner un véritable désir de suivre les avis des médecins, à vous nourrir, à suivre un régime, à m’avouer que le repos et l’air de Livry vous eussent été bons ; c’est cela qui m’eût véritablement consolée, et non pas d’écraser tous nos sentiments. Ah ! ma fille, nous étions d’une manière sur la fin qu’il fallait faire commenous avons fait. Dieu nous montrait sa volonté par cette conduite : mais il faut tâcher de voir s’il ne veut pas bien que nous nous corrigions, et qu’au lieu du désespoir auquel vous me condamniez par amitié, il ne serait point un peu plus naturel et plus commode de donner à nos cœurs la liberté qu’ils veulent avoir, et sans laquelle il n’est pas possible de vivre en repos. Voilà qui est une fois dit pour toutes, je n’en dirai plus rien : mais faisons nos réflexions chacune de notre côté, afin que, quand il plaira à Dieu que nous nous retrouvions ensemble, nous ne retombions pas dans de pareils inconvénients. C’est une marque du besoin que vous aviez de ne plus vous contraindre, que le soulagement que vous avez trouvé dans la fatigue d’un voyage si long. Il faut des remèdes extraordinaires aux personnes qui le sont ; les médecins n’eussent jamais imaginé celui-là. Dieu veuille qu’il continue d’être bon, et que l’air de Grignan ne lui soit point contraire ! Il fallait que je vous écrivisse tout ceci en une seule fois pour soulager mon cœur, et pour vous dire qu’à la première occasion nous ne nous mettions plus dans le cas qu’on vienne nous faire l’abominable compliment de nous dire, avec toute sorte d’agrément, que, pour être fort bien, il faut ne nous revoir jamais. J’admire la patience qui peut souffrir la cruauté de cette pensée.

Vous m’avez fait venir les larmes aux yeux en me parlant de votre petit[1]. Hélas ! le pauvre enfant ! le moyen de le regarder en cet état ? Je ne me dédis point de ce que j’en ai toujours pensé : mais je crois que par tendresse on devait souhaiter qu’il fût déjà où son bonheur l’appelle. Pauline me paraît digne d’être votre jouet ; sa ressemblance même ne vous déplaira point ; du moins je l’espère. Ce petit nez carré[2] est une belle pièce à retrouver chez vous. Je trouve plaisant que les nez de Grignan n’aient voulu permettre que celui-là, et n’aient point voulu entendre parler du vôtre ; c’eût été bien plus tôt fait : mais ils ont eu peur des extrémités, et n’ont point craint cette modification. Le petit marquis est fort joli ; et, pour n’être pas changé en mieux, il ne faut pas que vous en ayez du chagrin. Parlez-moi souvent de ce petit peuple, et de l’amusement que vous y trouvez. Je revins dimanche de Livry. Je n’ai point vu le coadjuteur, ni aucun Grignan, depuis que je suis ici. Je laisse à la Garde à vous mander les nouvelles ; il me semble que tout est comme auparavant. Io est dans les prairies en toute liberté, et n’est observée par aucun Argus : Junon tonnante et triomphante[3]. Corbinelli revient[4] ; je m’en vais dans deux jours le recevoir à Livry. Le cardinal l’aime autant que nous ; le gros abbé m’a montré des lettres plaisantes qu’ils vous écrivent. Enfin, après avoir bien tourné, notre âme estverte ; c’a été un grand jeu pour son éminence qu’un esprit neuf comme celui de notre ami. Adieu, ma très-chère, continuez de m’aimer ; instruisez -moi de vous en peu de mots ; car je vous recommande toujours de retrancher vos écritures. Pour moi, je n’ai que votre commerce uniquement, et j’écris une lettre à plusieurs reprises. Je crois que madame de Coulanges n’ira point à Lyon, elle a trop d’affaires ici. Oh ! que je fais de poudre[5] ! D’où vient que vous avez une sœur[6], et que ce n’est pas madame de Rochebonne ? Je vous souhaiterais pour l’une les mêmes sentiments que pour l’autre ; mais il me semble que ce n’est pas tout à fait la même chose.


  1. Il s’agissait ici du petit enfant veau à huit mois.
  2. Comme celui de madame de Sévigné.
  3. Allusion relative à madame de Ludres et à madame de Montespan.
  4. De Commercy, où il était allé voir le cardinal de Retz.
  5. Allusion a une fable de la Mouche, envoyée par madame de Grignan.
  6. La marquise de Saint Andiol, sœur de M. de Grignan.