Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 187

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 389-390).

187. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GBIGINAN.[modifier]

À Livry, samedi 3 juillet 1677.

Hélas ! ma chère, je suis fâchée de votre pauvre petit enfant[1] ! il est impossible que cela ne touche. Ce n’est pas, comme vous savez, que j’aie compté sur sa vie. Je le trouvais, sur la peinture qu’on m’en avait faite, sans aucune espérance : mais enfin c’est une perte pour vous, en voilà trois. Dieu vous conserve le seul qui vous reste ! il me paraît déjà un fort honnête homme : j’aimerais mieux son bon sens et sa droite raison, que toute la vivacité de ceux qu’on admire à cet âge, et qui sont des sots à vingt ans. Soyez contente du vôtre, ma fille, et menez-le doucement, comme un cheval qui a la bouche délicate, et souvenez-vous de ce que je vous ai dit sur sa timidité : ce conseil vient de gens qui sont plus habiles que moi ; mais l’on sent qu’il est fort bon. Pour Pauline, j’ai une petite chose à vous dire : c’est que, de la façon dont vous me la représentez, elle pourrait fort bien être aussi belle que vous : voilà justement comme vous étiez ; Dieu vous préserve d’une si parfaite ressemblance, et d’un cœur fait comme le mien ! Enfin, je vois que vous l’aimez, qu’elle est aimable, et qu’elle vous divertit. Je voudrais bien pouvoir l’embrasser, et reconnaître ce chien de visage que f ai vu quelque part.

Je suis ici depuis hier matin. J’avais dessein d’attendre Corbinelli au passage, et de le prendre au bout de l’avenue, pour causer avec lui jusqu’à demain. Nous avons pris toutes les précautions, nous avons envoyé à Claie, et il se trouve qu’il avait passé une demi-heure auparavant. Je vais demain le voir à Paris, et je vous manderai des nouvelles de son voyage ; car je n’achèverai cette lettre que mercredi. Ah ! ma très-chère, que je vous souhaiterais des nuits comme on les a ici ! quel air doux et gracieux ! quelle fraîcheur ! quelle tranquillité ! quel silence ! Je voudrais pouvoir vous envoyer de tout cela, et que votre bise fût confondue. Vous me dites que je suis en peine de votre maigreur : je vous l’avoue ; c’est qu’elle parle et dit votre mauvaise santé. Votre tempérament, c’est d’être grasse ; si ce n’est, comme vous dites, que Dieu vous punisse d’avoir voulu détruire une si belle santé et une machine si bien composée : c’est une si grande rage que de pareils attentats, que Dieu est juste quand il les punit ; mais ceux qui en sont affli gés ont, ce me semble, beaucoup de raison de l’être. Vous voulez me persuader la dureté de votre cœur, pour me rassurer sur la perte de votre petit ; je ne sais, mon enfant, où vous prenez cette dureté ; je ne la trouve que pour vous : mais pour moi, et pour tout ce que vous devez aimer, vous n’êtes que trop sensible ; c’est votre plus grand mal, vous en êtes dévorée et consumée. Eh ! ma chère, prenez sur nous, et donnez-le au soin de votre personne ; comptezvous pour quelque chose, et nous vous serons obligés de toutes les marques d’amitié que vous nous donnerez par ce côté-là ; vous ne sauriez rien faire pour moi qui me touche le cœur plus sensiblement. Je suis étonnée que le petit marquis et sa sœur n’aient point été fâchés du petit frère : cherchons un peu où ils auraient pris ce cœur tranquille ; ce n’est pas chez vous assurément.

Vous voyez bien que la longueur de cette lettre vient proprement de ce que j’abuse de la permission de causer à Livry, où je suis seule, et sans aucune affaire. Je devrais bien faire un compliment à M. de Grignan sur la mort de ce petit ; mais quand on songé que c’est un ange devant Dieu, le mot de douleur et d’affliction ne se peut prononcer : il faut que des chrétiens se réjouissent, s’ils ont le moindre principe de la religion qu’ils professent.


  1. L’enfant né en février 1676, à huit mois.