Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 191

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 398-399).

191. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 13 août 1677.

Je ne veux plus parler du chagrin que> vous m’avez donné, en me disant que vous ne me causiez que des inquiétudes et des douleurs par votre présence : voudrait-on être capable de ne les avoir pas, quand on aime aussi véritablement que je vous aime ? c’est une belle idée, et bien ressemblante aux sentiments que j’ai pour vous ! Je dirais beaucoup de choses sur ce sujet, que je coupe court par mille raisons ; mais pour y penser souvent, c’est de quoi je ne vous demanderai pas congé.

Mon fils partit hier ; il est fort loué de cette petite équipée ; tel l’en blâme, qui l’aurait accablé, s’il n’était point parti : c’est dans ces occasions que le monde est plaisant. Il est plus aisé de le justifier d’être allé à cette échauffourée, que d’être demeuré ici seul et tranquille : pour moi, j’ai fort approuvé son dessein, je l’avoue : vous voyez que je laisse assez bien partir mes enfants.

Il y a long temps que je suis de votre avis pour préférer les mauvaises compagnies aux bonnes : quelle tristesse de se séparer de ce qui est bon ! et quelle joie de voir partir une troupe de Provençaux tels que vous me les nommez ! Ne vous souvient-il point de la couvée de Fouesnel, et comme nous tirions agréablement le jour et le moment de leur bienheureuse sortie ? Nous nous mettions à couleur dès la veille, et nous trouvions que nous avions le plus beau jeu du monde le lendemain. Soutenons donc, ma fille, que rien n’est si bon dans les châteaux qu’une chienne de compagnie, et rien de si mauvais qu’une bonne. Si l’on veut l’explication de cette énigme, qu’on vienne parler à nous.

Je pars lundi pour aller voir notre ami Guitant ; je souhaite qu’il me mette au rang de ces compagnies que l’on craint : pour moi, je le trouve en tout temps digne d’être évité. Sa femme accouche ici, elle en est au désespoir : elle s’y trouve engagée par un procès. Le bon abbé vient avec moi : je ne suis pas fort gaie, comme vous pouvez penser ; mais qu’importe ?

On tient le siège de Charleroi tout assuré ; s’il y a quelque nouvelle entre ci et minuit, je vous la manderai. M. de Lavardin, et tous ceux qui n’ont point de place à l’armée, sont partis pour y aller ; c’est une folie. Pour moi J’espère toujours que ces grandes montagnes n’enfanteront que des souris ; Dieu le veuille !

Le voyage de la Bagnols est assuré ; vous serez témoin de ses langueurs, de ses rêveries, qui sont des applications à rêver : elle se redresse comme en sur saut, et madame de Coulanges lui dit : Ma pauvre sœur, vous ne rêvez point du tout. Pour son style, il m’est insupportable, et me jette dans des grossièretés, de peur d’être comme elle. Elle me fait renoncer à la délicatesse, à la finesse, à la politesse, de crainte de donner dans les tours de passe-passe, comme vous dites : cela est triste de devenir une paysanne. On sent qu’on serait digne de ne pas vous déplaire, par C envie qu’on en a ; et cent autres babioles que je sais quelquefois par cœur, et que j’oublie tout d’un coup. Nous appelons cela des chiens du Iktssan ; ils sont enragés à force d’être devenus méchants.

Adieu, ma très-chère enfant ; ne vous faites aucun dragon, si vous ne voulez m’en faire mille. N’est-ce pas déjà trop de m’avoir dit, que vous ne valiez rien pour moi ? quel discours ! ah ! qu’estce qui m’est donc bon ? et à quoi puis-je être bonne sans vous ? bonjour, M. le comte.