Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 192

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 399-402).

192. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Villeneuve-le-R.oi, mercredi 18 août 1677.

Hé bien ! ma fille, êtes-vous contente ? me voilà en chemin, comme vous voyez. Je partis lundi, et il était question ce jour-la d’une nouvelle qui était encore dans la nue. J’avais une grande impatience de savoir si on ne s’était point battu, car on nous avait ôté entièrement la levée du siège de Charleroi, qui s’était faussement répandue, on ne sait comment. Je priai donc M. de Coulanges de m’envoyer à Melun, où j’allais coucher, ce qu’il apprendrait de madame de Louvois. En effet, je vis arriver un laquais, qui m’apprit que le siège de Charleroi était levé tout de bon, et qu’il avait vu le billet que M. de Louvois écrit à sa femme ; en sorte que je pouvais continuer mon voyage tranquillement : il est vrai que c’est un grand plaisir de n’avoir plus à digérer les inquiétudes de la guerre. Que dites-vous du bon prince d’Orange ? Ne diriez-vous point qu’il ne songe qu’à rendre mes eaux salutaires, et à faire trouver nos lettres ridicules, comme il y a quatre ans, lorsque nous faisions des raisonnements sur un avenir qui n’était point ? Il ne nous attrapera pas une troisième fois.

Je reprends donc mon voyage, où je marche sur vos pas : j’eus le cœur un peu embarrassé à Villeneuve-Saint-Georges, en revoyant ce lieu où nous pleurâmes de si bon cœur. L’hôtesse me paraît une personne de bonne conversation : je lui demandai fort comme vous étiez la dernière fois ; elle me dit que vous étiez triste, que vous étiez maigre, et que M. de Grignan tâchait de vous donner courage, et de vous faire manger : voilà comme j’ai cru que cela était. Elle me dit qu’elle entrait bien dans nos sentiments ; qu’elle avait marié aussi sa fille, loin d’elle, et que le jour de leur séparation elles demeurirent toutes deux pâmées ; je crus qu’elle était pour le moins àLyon. Je lui demandai pourquoi elle l’avait envoyée si loin ; elle me dit que c’est qu’elle avait trouvé un bon parti, un honnête homme, Dieu marci. Je la priai de me dire le nom de la ville : elle me dit que c’était à Paris, qu’il était boucher, logeant vis-à-vis du palais Mazarin, et qu’il avait l’honneur de servir M. du Maine, madame de Montespan, et le roi, fort souvent. Je vous laisse méditer sur la justesse de la comparaison, et sur la naïveté delà bonne hôtesse. J’entrai dans sa douleur, comme elle était entrée dans la mienne ; et j’ai toujours marché depuis par le plus beau temps, le plus beau pays et le plus beau chemin du monde. Vous me disiez qu’il était d’hiver quand vous y passâtes ; il est devenu d’été, et d’un été le plus tempéré qu’on puisse imaginer. Je demande partout de vos nouvelles, et l’on m’en dit partout ; si je n’en avais point reçu depuis, je serais un peu en peine, car je vous trouve maigre ; mais je me flatte que la princesse Olympie aura fait place à la princesse Cléopâtre. Le bon abbé a des soins de moi incroyables ; il s’est engagé dans des complaisances, des douceurs, des bontés, des facilités dont il me paraît que vous devez lui tenir compte, ayant envie, dit-il, de vous plaire en me conduisant si bien : je lui ai promis de ne vous rien laisser ignorer là-dessus.

Nous lisons une histoire des empereurs d’Orient, écrite par une jeune princesse, fille de l’empereur Alexis[1]. Cette histoire est divertissante, mais c’est sans préjudice de Lucien, que je continue : je n’en avais jamais vu que trois ou quatre pièces célèbres ; les autres sont tout aussi belles. Mais ce que je mets encore au-dessus, ce sont vos lettres : ce n’est point parce que je vous aime : demandez à ceux qui sont auprès de vous. M. le comte, répondez ; M. de la Garde, M. l’abbé, n’est-il pas vrai que personne n’écrit comme elle ? Je me divertis donc de deux ou trois que j’ai apportées ; vraiment ce que vous dites d’une certaine femme est digne de l’impression. Au reste, je ne m’en dédis point ; j’ai vu passer la diligence ; je suis plus persuadée que jamais qu’on ne peut point languir dans une telle voiture ; et pour une rêverie de suite, hélas ! il vient un cahot qui vous culbute, et l’on ne sait plus où l’on en est. À propos,

la B…[2] s’est signalée en cruauté et barbarie sur la mort de sa mère[3] ; c’était elle qui devait pleurer par son seul intérêt ; elle est généreuse autant que dénaturée ; elle a scandalisé tout le monde ; elle causait et lavait ses dents pendant que la pauvre femme rendait l’âme. Je vous entends crier d’ici. Ah, ma fille ! que vous êtes bien dans l’autre extrémité ! J’ai médité sur cette mort. Madame de Guénégaud avait fait un grand rôle, la fortune de bien des gens, la joie et le plaisir de bien d’autres ; elle avait eu part à de grandes affaires ; elle avait eu la confiance de deux ministres (M. de Chavigny, M. Fouquet), dont elle avait honoré le bon goût. Elle avait un grand esprit, de grandes vues, un grand art de posséder noblement une grande fortune ; elle n’a point su en supporter la perte : sa déroute avait aigri son esprit ; elle était irritée de son malheur ; cela se répandait surtout, et servait peut-être de prétexte au refroidissement de ses amis. En cela toute contraire au pauvre M. Fouquet, qui était ivre de sa faveur, et qui a soutenu héroïquement sa disgrâce ; cette comparaison m’a toujours frappée. "Voilà les réflexions de Villeneuve-le-Roi ; vous jugez bien qu’on n’en aurait pas le loisir, à moins que d’être paisiblement dans sou carrosse. J’y ajoute que le monde est un peu trop tôt consolé de la perte d’une telle personne, qui avait bien plus de bonnes qualités que de mauvaises.


  1. La princesse Anne Comnène, qui vivait au commencement du xiie siècle.
  2. Elisabeth-Angélique du Plessis-Guénégaud, veuve de François, comte de Boufflers.
  3. Madame de Guénégaud.