Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 205

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 419-420).

205. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.[modifier]

À Paris, ce 20 juillet 1679.

J’ai vu et entretenu M. l’évêque d’Autun, et je comprends bien aisément l’attachement de ses amis pour lui. Il m’a conté qu’il passa une fois à Langeron, et qu’il ne voulait pas s’y débotter seulement. Il y fut six semaines. Cet endroit est tout propre à persuader l’agrément, la douceur et la facilité de son esprit. Je crois que j’en serais encore plus persuadée, si je le connaissais davantage. Nous avons fort parlé de vous sur ce ton-là. Je parlai au prélat de la lettre que vous avez écrite au roi ; il me dit qu’il l’avait vue, et qu’il l’avait trouvée belle. Je vous trouve fort heureux de l’avoir. Ce bonheur est réciproque, et vous êtes l’un à l’autre une très-bonne compagnie. Il vous dira les nouvelles et les préparatifs du mariage du roi d’Espagne, et du choix du prince et de la princesse d’Harcourt pour la conduite de la reine d’Espagne[1] à son époux, et de la belle charge que le roi a donnée à M. de Marsillac, sans pré judice de la première, et du démêlé du cardinal de Bouillon avec M. de Montausier, et comme M. de la Feuillade, courtisan passant tous les courtisans passés, a fait venir un bloc de marbre qui tenait toute la rue Saint-Honoré : et comme les soldats qui le conduisaient ne voulaient point faire place au carrosse de M. le Prince, qui était’dedans, il y eut un combat entre les soldats et les valets de pied : le peuple s’en mêla, le marbre se rangea, et le prince passa. Ce prélat vous pourra conter encore que ce marbre est chez M. de la Feuillade, qui fait ressusciter Phidias ou Praxitèle pour tailler la figure du roi à cheval dans ce marbre, et comme cette statue lui coûtera plus de trente mille écus.

Il me semble que cette lettre ressemble assez aux chapitres de l’Amadis. Je suis tellement libertine quand j’écris, que le premier tour que je prends règne tout du long de ma lettre. Il serait à souhaiter que ma pauvre plume, galopant comme elle fait, galopât au moins sur le bon pied. Vous en seriez moins ennuyés, monsieur et madame ; car c’est toujours à vous deux que je parle, et vous deux que j’embrasse de tout mon cœur. Ma fille me prie de vous dire bien des amitiés à l’un et à l’autre. Elle se porte mieux ; mais comme un bien n’est jamais pur en ce monde, elle pense à s’en aller en Provence, et je ne pourrais acheter le plaisir de la voir que par sa mauvaise santé. Il faut choisir, et se résoudre à l’absence ; elle est amère et dure à supporter. Vous êtes bien heureux de ne point sentir la douleur des séparations ; celle de mon fils, qui s’en va camper à la plaine d’Ouilles, n’est pas si triste que celles des autres années ; mais il ne s’en faut guère qu’elle ne coûte autant, l’or et l’argent, les beaux chevaux et les justaucorps étant la vraie représentation des troupes du roi de Perse. Faitez vous envoyer promptement les Fables de la Fontaine ; elles sont divines. On croit d’abord en distinguer quelques-unes ; et à force de les relire, on les trouve toutes bonnes. C’est une manière de narrer, et un style à quoi l’on ne s’accoutume point. Mandez-m’en votre avis, et le nom de celles qui vous auront sauté aux yeux les premières.

Notre ami Corbinelli est dans l’espérance de raccommodement de l’affaire de sa cousine. Si vous êtes à Chaseu, faites mes compliments à monsieur et à madame de Toulongeon. J’aime cette petite femme : ne la trouvez-vous pas toujours jolie ?


  1. Mademoiselle, fille de Monsieur, frère de Louis XIV, fut mariée à Charles II, roi d’Espagne. C’était une des conditions de la paix, à laquelle la jeune princesse n’avait rien moins qu’accédé. Elle eut voulu épouser le Dauphin. Le roi lui dit : Je vous fais reine d’Espagne ; que pourrais-je de plus pour ma fille ? Ah ! répondit-elle, vous pourriez plus pour votre nièce. Elle mourut dix ans après.