Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 207

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 422-424).

207. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 18 septembre 1679.

J’attendais votre lettre avec impatience, et j’avais besoin d’être instruite de l’état où vous êtes ; mais je n’ai jamais pu voir sans fondre en larmes tout ce que vous me dites de vos réflexions et de votre repentir sur mon sujet. Ah ! ma très-chère, que me voulez-vous dire de pénitence et de pardon ? Je ne vois plus rien que tout ce que vous avez d’aimable, et mon cœur est fait d’une manière pour vous, qu’encore que je sois sensible jusqu’à l’excès à tout ce qui vient de vous, un mot, une douceur, un retour, une caresse, une tendresse me désarme, me guérit en un moment, comme par une puissance miraculeuse ; et mon cœur retrouve toute sa tendresse, qui, sans se diminuer, change seulement de nom, selon le > différents mouvements qu’elle me donne. Je vous ai dit ceci plusieurs fois, je vous le dis encore, et c’est une vérité ; je suis persuadée que vous ne voulez pas en abuser, mais il est certain que vous faites toujours, en quelque façon que ce puisse être, la seule agitation de mon âme : jugez si je suis sensiblement touchée de ce que vous me mandez. Plût à Dieu, ma fille, que je pusse vous revoir à l’hôtel de Carnavalet, non pas pour huit jours, ni pour y faire pénitence ; mais pour vous embrasser, et vous faire voir clairement que je ne puis être heureuse sans vous, et que les chagrins que l’amitié que j’ai pour vous m’a pu donner me sont plus agréables que toute la fausse paix d’une ennuyeuse absence. Si votre cœur était un peu plus ouvert, vous ne seriez pas si injuste : par exemple, n’est-ce pas un assassinat que d’avoir cru qu’on voulait vous ôter de mon cœur, et sur cela me dire des choses dures ? Et le moyen que je pusse deviner la cause de ces chagrins ? Vous dites qu’ils étaient fondés : c’était dans votre imagination, ma fille ; et sur cela, vous aviez une conduite qui était plus capable de faire ce que vous craigniez (si c’était une chose faisable) que tous les discours que vous supposiez qu’on me faisait : ils étaient sur un autre ton ; et puisque vous voyiez bien que je vous aimais toujours, pourquoi suiviez-vous votre injuste pensée, et que ne tâchiez-vous plutôt, à tout hasard, de me faire connaître que vous m’aimiez ? Je perdais beaucoup à me taire ; j’étais digne de louanges dans tout ce que je croyais ménager ; et je me souviens que, deux ou trois fois, vous m’avez dit le soir des mots que je n’entendais point du tout alors. Ne retombez donc plus dans de pareilles injustices ; parlez, éclaircissez-vous, on ne devine pas ; ne faites point, comme disait le maréchal de Gramont, ne laissez point vivre ni rire des gens qui ont la gorge coupée, et qui ne le sentent pas. Il faut parler aux gens raisonnables, c’est par là qu’on s’entend ; et l’on se trouve toujours bien d’avoir de la sincérité : le temps vous persuadera peut-être de cette vérité. Je ne sais comme je me suis insensiblement engagée dans ce discours ; il est peut-être mal à propos.

Vous me dépeignez fort bien la vie du bateau ; vous avez couché dans votre lit : mais je crains que vous n’ayez pas si bien dormi que ceux qui étaient sur la paille. Je me réjouis avec le petit marquis du sot petit garçon qui était auprès de lui ; ce méchant exemple lui servira plus que toutes les leçons : on a fort envie, ce me semble, d’être le contraire de ce qui est si mauvais. Je n’ai point de nouvelles de votre frère ; que dites-vous de cet oubli ? Je ne doute point qu’il ne brillotte fort à nos états. Je fais tous vos adieux, et j’en avais déjà deviné une partie : je n’ai pas manqué d’écrire à madame de Vins, j’ai trouvé de la douceur à lui parler de vous : elle m’a écrit dans le même temps sur le même sujet, fort tendrement pour vous, et très-fâchée de ne vous avoir point dit adieu. Je lui ai mandé qu’elle était bien heureuse d’avoir épargné cette sorte de douleur. Quand nous nous reverrons, nous recommencerons nos plaintes. Je me suis repentie de ne vous avoir pas menée jusqu’à Melun en carrosse ; vous auriez épargné la fatigue d’être une nuit sans dormir. Quand je songe que c’est ainsi que vous vous êtes reposée des derniers jours de fatigue que vous avez eus ici, et que vous voilà à Lyon, où il me semble, ma fille, que vous parlez bien haut[1] ; et que tout cela vous achemine à la bise des Grignans, et que ce pauvre sang, déjà si subtil, est agité de cette sorte ; ma très-chère, il me faut un peu pardonner, si je crains et si je suis troublée pour votre santé. Tâchez d’apaiser et d’adoucir ce sang, qui doit être bien en colère de tout ce tourment : pour moi, je me porte très-bien, j’aurai soin de mon régime à la fin de cette lune ; ayons pitié l’une de l’autre en prenant soin de notre vie. Je vis hier mademoiselle de Méri, je la trouvai assez tranquille. Il y a toujours un peu de difficulté à l’entretenir ; elle se révolte aisément contre les moindres choses, lors même qu’on croit avoir pris les meilleurs tons : mais enfin elle est mieux ; je reviendrai la voir de Livry, où je m’en vais présentement avec le bon abbé et Corbinelli. Je puis vous dire une vérité, ma très-chère : c’est que je ne me suis point assez accoutumée à votre vue, pour vous avoir jamais trouvée ou rencontrée sans une joie et une sensibilité qui me fait plus sentir qu’à une autre l’ennui de notre séparation : je m’en vais encore vous redemander à Livry, que vous m’avez gâté ; je ne me reproche aucune grossièreté dans mes sentiments, ma très-chère, et je n’ai que trop senti le bonheur d’être avec vous. Je vis hier madame de Lavardin et M. de la Rochefoucauld, dont le petit-fils est encore assez mal pour l’inquiéter. M. de Toulongeon[2] est mort en Béarn ; le comte de Gramont a sa lieutenance de roi, à condition de la rendre dans quelque temps au second fils de M. de Feuquières pour cent mille francs. La reine d’Espagne crie toujours miséricorde, et se jette aux pieds de tout le monde ; je ne sais comme l’orgueil d’Espagne s’accommode de ces désespoirs. Elle arrêta l’autre jour le roi par delà l’heure de la messe ; le roi lui dit : « Madame, ce serait une belle chose que la reine catholique empêchât le roi très-chrétien d’aller à la messe. » On dit qu’ils seront tous fort aises d’être défaits de cette catholique. Je vous conjure de faire mille amitiés pour moi à la belle Rochebonne. Adieu, ma très-chère et très-aimable, je vous jure que je ne puis envisager en gros le temps de votre absence ; vous m’avez bien fait de petites injustices, et vous en ferez toujours quand vous oublierez comme je suis pour vous ; mais soyez-en mieux persuadée, et jele serai aussi de la bonté et de la tendresse de votre cœur pour moi. Madame de la Fayette vous embrasse, et vous prie de conserver l’amitié nouvelle que vous lui avez promise.


  1. Madame de Rochebonne, belle-sœur de madame de Grignan, était très-sourde. C’est chez cette dame que madame de Grignan descendait à Lyon.
  2. Frère de Philibert, comte de Gramont.