Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 222

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 460-463).

222. — DE Mme  DE SE VIGNE À Mme  DE GUIGNA N.[modifier]

À Paris, vendredi 29 mars 1680.

Vous aviez bien raison de dire que j’entendrais parler de la vie que vous feriez en l’absence de M. de Grignan et de ses filles : cette vie est tout extraordinaire ; vous vous êtes jetée dans un couvent, vous savez qu’on ne se jette point à Sainte-Marie, c’est aux Carmélites qu’on se jette. Vous vous êtes donc jetée dans un couvent, vous avez couché dans une cellule ; je suppose que vous avez mangé de la viande, quoique vous ayez mangé au réfectoire : le médecin qui vous conduit ne vous aurait pas laissée faire une folie. Vous avez très-habilement évité les récréations. Vous ne médites rien de b petite d’Adhémar ; ne lui avez-vous pas permis d’être dans un petit coin à vous regarder ? La pauvre enfant ! elle était bien heureuse de profiter de cette retraite.

J’étais avant-hier tout au beau milieu de la cour ; madame de Chaulnes enfin m’y mena. Je vis madame la Dauphine, dont la laideur n’est point du tout choquante, ni désagréable ; son visage lui sied mal, mais son esprit lui sied parfaitement ; elle ne fait et ne dit rien qu’on ne voie qu’elle en a beaucoup. Elle a les yeux vifs et pénétrants ; elle entend et comprend facilement toutes choses ; elle est naturelle, et non plus embarrassée ni étonnée que si elle, était née au milieu du Louvre. Elle a une extrême reconnaissance pour le roi, mais c’est sans bassesse ; ce n’est point comme étant au-dessous de ce qu’elle est aujourd’hui, c’est comme ayant été choisie et distinguée dans toute l’Europe. Elle a l’air fort noble, et beaucoup de dignité et de bonté : elle aime les vers, la musique, la conversation ; elle est fort bien quatre ou cinq heures toute seule dans sa chambre ; elle est étonnée de l’agitation qu’on se donne pour se divertir ; elle a fermé la porte aux moqueries et aux médisances : l’autre jour, la duchesse de la Ferté voulut lui dire une plaisanterie comme un secret sur cette pauvre princesse Marianne[1], dont la misère est à respecter ; madame la Dauphine lui dit avec un air sérieux : Madame, je ne suis point curieuse. Mesdames de Richelieu, de Rochefort et de Maintenon me firent beaucoup d’honnêtetés, et me parlèrent de vous. Madame de Maintenon, par un hasard, me fit une petite visite d’un quart d’heure ; elle me conta mille choses de madame la Dauphine, et me reparla de vous, de votre santé, de votre esprit, du goût que vous avez l’une pour l’autre, de votre Provence, avec autant d’attention qu’à la rue desTournelles : un tourbillon me l’emporta, c’était madame de Soubise qui rentrait dans cette cour au bout de ses trois mois, jour pour jour. Elle venait de la campagne ; elle a été dans une parfaite retraite pendant son exil ; elle n’a vécu que du jour qu’elle est revenue. La reine et tout le monde la reçut fort bien. Le roi lui fit une très-grande révérence : elle soutint avec très-bonne mine tous les différents compliments qu’on lui faisait de tous côtés.

M. le Duc me parla beaucoup de M. de la Rochefoucauld, et les larmes lui en vinrent encore aux yeux. Il y eut une scène bien vive entre lui et madame de la Fayette, le soir que ce pauvre homme était à l’agonie ; je n’ai jamais tant vu de larmes, ni jamais une douleur plus tendre et plus vraie : il était impossible de n’être pas comme eux ; ils disaient des choses à fendre le cœur ; je n’oublierai jamais cette soirée. Hélas ! ma chère enfant, il n’y a que vous qui ne me parliez point encore de cette perte, ah ! c’est où l’on connaît encore mieux l’horrible éloignement : vous m’envoyez des billets et des compliments pour lui ; vous n’avez pas envie que je les porte sitôt. M. de Marsillac aura les lettres de M. de Grignan avec le temps ; il n’y eut jamais une affliction plus vive que la sienne : madame de la Fayette ne l’a point encore vu : quand les autres de la famille sont venus la voir, c’a été un renouvellement étrange. M. le Duc me parlait donc tristement là-dessus. Nous entendîmes, après dîner, le sermon du Bourdaloue, qui frappe toujours comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l’adultère : sauve qui peut ! il va toujours son chemin. Nous revînmes avec beaucoup de plaisir. Mesdames de Guénégaud et de Kerman étaient des nôtres : je les assurai fort qu’à moins d’une Dauphine, j’étais servante, à mon âge et sans affaires, de ce bon pays-là.

Madame de Vins, qui voulait savoir des nouvelles de mon voyage, vint hier dîner joliment avec moi ; elle causa longtemps avec Corbinelli et la Mousse ; la conversation était sublime et divertissante ; Bussy n’y gâta rien. Nous allâmes faire quelques visites, et puis je la ramenai. Je vis mademoiselle de Méri, qui ne veut plus du tout de son bail ; elle s’en prend à l’abbé, qui croyait que madame de Lassai était demeurée d’accord de tout : il se défend fort bien, et maintient que ce logement est fort joli : c’est une nouvelle tribulation. Vous n’êtes pas en état d’envisager votre retour, vous êtes encore trop battus de l’oiseau, comme disait l’abbé au reversis : j’espère qu’après quelques mois de repos à Grignan vous changerez d’avis, et que vous ne trouverez pas qu’un hiver à Grignan soit une bonne chose à imaginer.

Pour mon fils, il est vrai que je trouve du courage ; je lui dis et redis toutes mes pensées ; je lui écris des lettres que je crois qui sont admirables ; mais plus je donne de force à mes raisons, plus il pousse les siennes : et sa volonté paraît si déterminée, que je comprends que c’est là ce qui s’appelle vouloir efficacement. Il y a un degré de chaleur dans le désir qui l’anime, à quoi nulle prudence ne peut résister : je n’ai pas sur mon cœur d’avoir préféré mes intérêts à sa fortune ; je les trouverais tout entiers à le voir marcher avec plaisir dans un chemin où je le conduis depuis si longtemps. Il se trompe dans tous ses raisonnements, il est tout de travers : j’ai tâché de le redresser avec des raisons toutes droites et toutes vraies, appuyées du sentiment de tous nos amis ; et je lui dis enfin : Mais ne vous défiez- vous de rien, quand vous voyez que vous seul pensez une chose que tout le monde désapprouve ? Il met l’opiniâtreté à la place d’une réponse, et nous revenons toujours à ménager qu’au moins il ne fasse pas un marché extravagant. Adieu, ma très-chère : j’ignore comment vous vous portez, je crains votre voyage, je crains Salon, je crains Grignan ; je crains, en un mot, tout ce qui peut nuire à votre santé ; par cette raison, je vous conjure de m’écrire bien moins qu’à l’ordinaire.


  1. C’était la princesse de Conti.