Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 223

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 463-465).

223. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 8 avril 1680.

Ma chère enfant, le pauvre M. Fouquet est mort, j’en suis touchée[1] : je n’ai jamais vu perdre tant d’amis ; cela donne de la tristesse, de voir tant de morts autour de soi : mais ce qui n’est pas autour de moi, et ce qui me perce le cœur, c’est la crainte que me donne le retour de toutes vos incommodités ; car quoique vous vouliez me le cacher, je sens vos brasiers, votre pesanteur, votre point. Enfin, cet intervalle si doux est passé, et ce n’était pas une guérison. Vous dites vous-même qu’une flamme mal éteinte est facile à rallumer. Ces remèdes que vous mettez dans votre cassette, comme très-sûrs dans le besoin, devraient bien être employés présentement. M. de Grignan n’aura-t-il point de pouvoir dans cette occasion ? et n’est-il point en peine de l’état où vous êtes ? J’ai vu le petit Beaumont ; vous pouvez penser si je l’ai questionné ! Quand je songeais qu’il n’y avait que huit jours qu’il vous avait vue, il me paraissait un homme tout autrement estimable que les autres : il dit que vous n’étiez pas si bien, quand il est parti, que vous étiez cet hiver. Il m’a parlé de vos soupers, qu’il trouvait très-bons ; de vos divertissements, de l’honnêteté de M. de Grignan et de la vôtre, du bon effet que mesdemoiselles de Grignan faisaient pour soutenir les plaisirs, pendant que vous vous reposiez : il dit des merveilles de Pauline et du petit marquis ; jamais je n’eusse fini la conversation la première ; mais il voulait aller à Saint- Germain, car il m’a vue avant le roi son maître.

Je vous crois présentement à Grignan. Je vois avec peine l’agitation de vos adieux ; je vois, au sortir de votre solitude, qui vous a paru si courte, un voyagea Arles ; autre mouvement, et je vois le voyage jusqu’à Grignan, où vous aurez peut-être retrouvé une bise pour vous recevoir dans l’état où vous êtes : ah ! ce n’est point sans inquiétude pour une personne aussi délicate que vous, qu’on se représente toutes ces choses. Vous m’avez envoyé une relationd’Enfossy, qui vaut mieux que toutes les miennes ; je ne m’étonne pas si vous ne pouvez vous résoudre à vendre une terre où il se trouve de si jolies Bohémiennes ; il n’y eut jamais une plus agréable et plus nouvelle réception. Vous êtes, en vérité, si stoïcienne et si pleine de réflexions, que je craindrais de joindre les miennes aux vôtres, de peur que ce ne fût une double tristesse : mais ce qui me paraît sage et raisonnable, et digne de l’amitié de M. de Grignan, ce serait de mettre tcfus ses soins à pouvoir revenir ici au mois d’octobre.

Vous n’avez point d’autre lieu pour passer l’hiver. Je ne veux pas vous en dire davantage présentement ; les choses prématurées perdent leur force et donnent du dégoût.

Il n’est plus question d’aucun grand voyage ; on ne parle que de Fontainebleau. Vous aurez très-assurément M. de Vendôme cette année. Pour moi, je cours en Bretagne avec un chagrin insurmontable ; j’y vais, et pour y aller, et pour y être un peu, et pour y avoir été. Après la perte de la santé, que je mets toujours avec raison au premier rang, rien n’est si fâcheux que le mécompte et le dérangement des affaires : je m’abandonne donc à cette cruelle raison. Jugez de l’excès de mon chagrin, yous qui savez avec quelle inquiétude je souffre le retardement de deux heures des courriers ; vous comprenez bien ce que je vais devenir, avec encore un peu plus de loisir et de solitude, pour donner plus d’étendue à mes craintes : il faut avaler ce calice, et penser à revenir pour vous embrasser ; car rien ne se fait que dans cette vue ; et me trouvant au-dessus de bien des choses, je me trouve infiniment au-dessous de celle-là : c’est ma destinée ; et les peines qui sont attachées à la tendresse que j’ai pour vous, étant offertes à Dieu, font la pénitence d’un attachement qui ne devrait être que pour lui.

Mademoiselle de Scudéri est très-affligée delà mort de M. Fouquet ; enfin, voilà cette vie qui a tant donné de peine à conserver ! il y aurait beaucoup à dire là-dessus ; sa maladie a été des convulsions et des maux de cœur, sans pouvoir vomir. Je m’attends au chevalier pour toutes les nouvelles, et surtout pour celles de madame la Dauphine, dont la cour est telle que vous l’imaginez : vos pensées sont très-justes : le roi y est fort souvent, cela écarte un peu la presse. Adieu, ma très-chère et très-aimable : je suis plus à vous mille fois que je ne puis vous le dire.


  1. Gourville assure dans ses Mémoires qu’il sortit de prison ayant sa mort, et Voltaire le tenait de sa belle-fille, madame de Vaux. Mais madame de Sévigné le croyait mort à Pignerol, ainsi que tout le public. Ce qu’en dit mademoiselle de Montpensier confirme l’opinion générale.