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Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 227

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 473-476).

227. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 6 mai 1680.

Vous me dites fort plaisamment qu’il n’y a qu’à laisser faire l’esprit humain, qu’il saura bien trouver ses petites consolations, et que c’est sa fantaisie d’être content. J’espère que le mien n’aura pas moins cette fantaisie que les autres, et que l’air et le temps diminueront Ja douleur que j’ai présentement. Il me semble que je vous ai mandé ce que vous me dites sur la furie de ce nouvel éloignement : on dirait que nous ne sommes pas encore assez loin, et qu’après une mûre délibération, nous y mettons encore cent lieues volontairement. Je vous renvoie quasi votre lettre ; c’est que vous avez si bien tourné ma pensée, que je prends plaisir à la répéter. J’espère au moins que les mers mettront des bornes à nos fureurs, et qu’après avoir bien tiré chacune de notre côté, nous ferons autant de pas pour nous rapprocher que nous en faisons pour être aux deux bouts de la terre. Il est vrai que pour deux personnes qui se cherchent, et qui se souhaitent toujours, je n’ai jamais vu une pareille destinée : qui m’ôterait la vue de la Providence m’ôterait ; mon unique bien ; et si je croyais qu’il fut en nous de ranger, de déranger, de faire, de ne pas faire, de vouloir une chose ou une autre, je ne penserais pas à trouver un moment de repos : il me faut l’auteur de l’univers pour raison de tout ce qui arrive ; quand c’est à lui qu’il faut m’en prendre, je ne m’en prends plus à personne, et je me soumets : ce n’est pourtant pas sans douleur ni tristesse ; mon cœur en est blessé, mais je souffre même ces maux, comme étant dans l’ordre de la Providence. Il faut qu’il y ait une madame de Sévigné qui aime sa fille plus que toutes les autres mères ; qu’elle en soit souvent très-éloignée, et que les souffrances les plus sensibles qu’elle ait dans cette vie lui soient causées par cette chère fille. J’espère aussi que cette Providence disposera les choses d’une autre manière, et que nous nous retrouverons, comme nous avons déjà fait. Je dînai l’autre jour avec des gens qui, en vérité, ont bien de l’esprit, et qui ne m’ôtèrent point cette opinion.

Mais parlons plus communément, et disons que c’est une chose rude que de faire six mois de retraite pour avoir vécu cet hiver à Aix : si cela servait à la fortune de quelqu’un de votre famille, je le souffrirais ; mais vous pouvez compter qu’en ce pays-ci vous serez trop heureuse si cela ne vous nuit pas. L’intendant ne parle que de votre magnificence, de votre grand air, de vos grands repas : madame de Vins en est tout étonnée, etc’ est pour avoir cette louange que vous auriez besoin que l’année n’eût que six mois : cette pensée est dure de songer que tout est sec pour vous jusqu’au mois de janvier. Vous n’entendrez pas parler de la dépense de votre bâtiment ; n’y pensez plus ; c’est une chose si nécessaire, que j’avoue que sans cela l’hôtel de Carnavalet est inhabitable : vous n’aurez qu’à en écrire au chevalier ; nous lui donnâmes hier une connaissance parfaite de nos desseins. Je me réjouirai avec le Berbisi[1] de l’occasion qu’il a eue de vous faire plaisir. J’ai été ravie de votre joli couplet ; quoi que vous disiez de Montgobert, je crois que vous n’y avez point nui, comme cet homme, vous en souvient-il ? Il est, en vérité, fort plaisant ce couplet : vous avez cru que je le recevrais dans mes bois ; je suis encore dans Paris : mais il n’en fera pas plus de bruit : je le chanterai sur la Loire, si je puis desserrer mon gosier, qui n’est pas présentement en état de chanter. Je vous avouerai que j’ai grand besoin de vous tous ; je ne connais plus ni la musi que, ni les plaisirs ; j’ai beau frapper du pied, rien ne sort qu’une vie triste et unie[2], tantôt à ce triste faubourg, tantôt avec les sages veuves. M. de Grignan m’est bien nécessaire, car j’ai un coin de folie qui n’est pas encore bien mort.

Je vous ai parlé de la princesse de Tarente, comme si j’avais reçu votre lettre : je vous ai conté le mariage de sa fille : écrivez-lui, elle en sera fort aise, vous lui devez cette honnêteté ; elle s’est toujours piquée de vous estimer et de vous admirer : elle vient à Vitré, elle me fera sortir de ma simplicité, pour me faire entrer dans son amplification ; je n’ai jamais vu un si plaisant style. Elle amusa le roi l’autre jour dans une promenade, en lui contant tout ce que je vous conterai quand je serai aux Rochers ; voilà les nouvelles que vous recevrez de moi : mais aussi vous pourrez vous vanter qu’il ne se passera rien en Allemagne, ni en Danemark, dont vous ne soyez parfaitement instruite.

Montgobert m’a mandé des merveilles de Pauline, faites-m’en parler ; c’est une petite fille charmante, c’est la joie de toute votre maison. Mademoiselle du Plessis ne m’en fera point souvenir ; ne vous ai-je pas dit qu’elle est affligée de la mort de sa mère ? mais j’ai de bons livres et de bonnes pensées. Ne craignez point que j’écrive trop ; je vous ai donné l’idée de la délicatesse de ma poitrine. Je vous recommande la vôtre ; faites-moi écrire, si vous aimez ma vie ; profitez du temps et du repos que vous avez ; amusez-vous à vous guérir tout à fait ; mais il faut que vous le vouliez, et c’est une étrange pièce que notre volonté. Celle de vos musiciens était bonne à ténèbres, mais vous les décriez, tantôt des musiciens sans musique, et puis mie musique sans musiciens.-j’admire la bonté de M. le comte, de souffrir que vous en parliez si librement.

Je viens de recevoir une grande visite de votre intendant ; sa serrure était bien brouillée[3], mais je n’ai pas laissé d’attraper qu’il vous honore fort : il m’a loué votre magnificence ; il dit que vous êtes toujours belle, mais triste et si abattue, qu’il est aisé de voir que vous vous contraignez. Il est charmé de M. de Berbisi, que je remercierai, quoique je sache bien que votre recommandation est la seule cause des services qu’il lui a rendus. Je doute que cet intendant retourne en Provence ; à tout hasard je lui conseillerais de laisser ici quatre ou cinq de ses dents. J’ai eu tant d’adieux que j’en suis étonnée ; vos amies, les miennes, les jeunes, les vieilles, tout a fait des merveilles. La maison de Pomponne et madame de Vins me tiennent bien au cœur. L’abbé Arnauld arriva hier tout à propos pour me dire adieu. Pour madame de Coulanges, elle s’est signalée, elle a pris possession de ma personne, elle me nourrit ; elle me mène, et ne veut pas me quitter qu’elle ne m’ait vue pendue[4]. Mon fils vient à Orléans avec moi, je crois qu’il viendrait volontiers plus loin.

Madame la Dauphine est présentement à Paris pour la première fois : la messe à Notre-Dame, dîner au Val-de-Grâce, voir la duchesse de la Vallière, et point de Bouloy[5] ; je crois qu’elles se pendront. On faittous les jours des fêtes pour madame la Dauphine, Madame de Fontanges revient demain. Voyez un peu comme ce prieur de Cabrières est venu redonner cette belle beauté à la cour. Le petit de la’ Fayette a un régiment : vous voyez que M. de la Rochefoucauld n’a pas emporté l’amitié de M. de Louvois : mais que veux-je conter, avec toutes ces nouvelles ? C’est bien à moi, qui monte en carrosse, à me mêler de parler. Adieu, ma chère enfant, il faut vous quitter encore, j’en suis affligée :|e serai longtemps sans avoir de vos lettres, c’est une peine incroyable ; du moins si je pouvais espérer que vous conserverez votre santé, ce serait une grande consolation dans une si terrible absence.


  1. M. de Berbisi, président à mortier au parlement de Dijon, et proche parent de madame de Sévigné.
  2. Allusion à un passage de la Vie de Pompée, dans Plutarque. « Toutes et quantes fois, dit-il, que je frapperai du pied seulement la terre d’Italie, je feray sourdre de toutes parts gens de guerre à pied et à cheval. » (Traduction d’Amyot.)
  3. Façon de parler familière à madame de Sévigné et à madame de Grignan, pour exprimer l’embarras que certaines gens mettent dans leurs discours.
  4. Allusion au mot de Martine dans le Médecin malgré lui, acte III, sc. ix.
  5. C’est-à-dire que madame la Dauphine ne devait point aller aux Carmélites de la rue du Bouloi.