Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 228

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 476-477).

228. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Orléans, mercredi 8 mai 1680.

Nous voici arrivés sans aucune aventure considérable : il fait le plus beau temps du monde : les chemins sont admirables : notre équipage va bien : mon fils m’a prêté ses chevaux et m’est venu conduire jusqu’ici. Il a fort égayé la tristesse du voyage ; nous avons causé, disputé et lu, nous sommes dans les mêmes erreurs, cela fournit beaucoup. Notre essieu rompit hier dans un lieu merveil leux, nous fumes secourus par le véritable portrait de M. de Sotenville[1] ; c’est un homme qui ferait les Géologiques de Virgile, si elles n’étaient déjà faites, tant il sait profondément le ménage de la campagne : il nous fit venir sa femme, qui est assurément de la maison de la Prudoterie, où le ventre anoblit[2]. Nous fûmes deux heures avec cette compagnie sans nous ennuyer, par la nouveauté d’une conversation et d’ une langue entièrement nouvel le pour nous. Nous fîmes bien des réflexions sur le parfait contentement de ce gentilhomme, de qui l’on peut dire :

Heureux qui se nourrit du lait de ses brebis. Et qui de leurs toisons voit filer ses habits !

Les jours sont si longs, que nous n’eûmes pas même besoin du secours de la plus belle lune du monde qui nous accompagnera sur la Loire, où nous nous embarquons demain. Quand vous recevrez cette lettre, je serai à Nantes : j’ai trouvé aujourd’hui que je ne suis pas encore plus loin de vous qu’à Paris ; et, par un filet que nous avons tiré sur la carte, nous avons vu que Nantes même n’était guère plus loin de vous que Paris. Mais, en vérité, voilà de légères consolations ; je n’ai pas même celle de recevoir de vos nouvelles. Vos lettres n’arrivent qu’aujourd’hui à Paris ; du But y joindra celles de samedi, et j’aurai les deux paquets ensemble à Nantes : je n’ai point voulu les hasarder par une route incertaine, puisqu’elle dépend du vent : vous croyez donc bien que j’aurai quelque impatience d’arriver à Nantes. Adieu, mon enfant : que puis-je vous dire d’ici ? Vous avez des résidents qui doivent vous instruire ; je ne suis plus bonne à rien qu’à vous aimer, sans pouvoir faire nul usage de cette bonne qualité : cela est triste pour une personne aussi vive que moi. Mon Bien bon vous assure de ses services : je suis fort occupée du soin de le conserver : les voyages ne sont plus pour lui comme autrefois. Je vous embrasse de tout mon cœur.


  1. Beau-père de George Dandin.
  2. Voyez la scène iv du Ier acte de George Dandin.