Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 229

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 477-479).

229. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Blois, jeudi 9 mai 1680.

Je veux vous écrire tous les soirs, ma chère enfant, rien ne me peut contenter que cet amusement ; je tourne, je marche, je veux reprendre mon livre ; j’ai beau tourner une affaire[1], je m’ennuie, et c’est mon écritoire qu’il me faut. IL faut que je vous parle, et qu’encore que ma lettre ne parte ni aujourd’hui, ni demain, je vous rende compte tous les soirs de ma journée. Mon fils est parti cette nuit d’Orléans par la diligence qui part tous les jours à trois heures du matin, et arrive le soir à Paris ; cela fait un peu de chagrin à la poste : voilà les nouvelles de la route, en attendant celles de Danemark. Nous sommes montés dans le bateau à six heures par le plus beau temps du monde ; j’y ai fait placer le corps de mon grand carrosse, d’une manière que le soleil n’a point entré dedans ; nous avons baissé les glaces : l’ouverture du devant fait un tableau merveilleux ; les portières et les petits côtés nous donnent tous les points de vue qu’on peut imaginer. Nous ne sommes que l’abbé et moi dans ce joli cabinet, sur de bons coussins, bien à l’air, bien à notre aise ; tout le reste comme des cochons sur la paille. Nous avons mangé du potage et du bouilli tout chaud : on a un petit fourneau, on mange sur un ais dans le carrosse, commeleroi et la reine : voyez, je vous prie, comme tout s’est raffiné sur notre Loire, et comme nous étions grossiers autrefois, que le cœur était àgauche : en vérité le mien, ou à droite ou à gauche, est tout plein de vous. Si vous me demandez ce que je fais dans ce carrosse charmant, où je n’ai point de peur, j’y pense à ma chère fille, je m’entretiens de la tendreamitiéque j’ai pour elle, de celle qu’elle a pour moi, des pays infinis qui nous séparent, de la sensibilité que j’ai pour tous ses intérêts, de l’envie que j’ai de la revoir, de l’embrasser ; je pense à ses affaires, je pense aux miennes ; tout cela forme un peu l’Humeur de ma fille, malgré l’Humeur de ma mère[2] qui brille tout autour de moi. Je regarde, j’admire cette belle vue qui fait l’occupation des peintres. Je suis touchée de la bonté du bon abbé, qui, à soixante-treize ans, s’embarque encore sur la terre et sur l’onde pour mes affaires. Après cela je prends un livre que le pauvre M. de la Rochefoucauld me fit acheter, c’est la Réunion du Portugal, qui est une traduction de l’italien ; l’histoire et le style sont également estimables. On y voit le roi de Portugal {Sébastien), jeune et brave prince, se précipiter rapidement à sa mauvaise destinée ; il périt dans une guerre en Afrique contre le fils d’Abdalla : c’est assurément une histoire des plus amusantes qu’on puisse lire. Je reviens ensuite à la Providence, à ses ordres, à ses conduites, à ce que je vous ai entendu dire, que nos volontés sont les exécutrices de ses décrets éternels. Je voudrais bien causer avec quelqu’un ; je viens d’un lieu où l’on est assez accoutumé à discourir : nous parlons, l’abbé et moi, mais ce n’est pas d’une manière qui puisse nous divertir : nous passons tous les ponts avec un plaisir qui nous les fait souhaiter : il n’y a pas beaucoup d’ex voto pour les naufrages de la Loire, non plus que pour la Durance : il y aurait plus de raison de craindre cette dernière, qui est folle, que notre Loire, qui est sage et majestueuse. Enfin, nous sommes arrivés ici de bonne heure ; chacun tourne, chacun se rase, et moi j’écris romanesquement sur le bord de la rivière où est située notre hôtellerie ; c’est la Galère, vous y avez été.

J’ai entendu mille rossignols ; j’ai pensé à ceux que vous entendez sur votre balcon. Je n’ose vous dire la tristesse que l’idée de votre délicate santé a jetée sur toutes mes pensées ; vous le comprenez bien, et à quel point je souhaite qu’elle se rétablisse : si vous m’aimez, vous y mettrez vos soins et votre application, afin de me témoigner la véritable amitié que vous avez pour moi. Cet endroit est une pierre de touche. Bonsoir, ma très-chère ; adieu jusqu’à demain à Tours.


  1. Expression de M. de la Garde.
  2. On a déjà vu que madame de Sévigné avait donné ces noms à certaines allées, soit de Livry, soit des Rochers.