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Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 234

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 490-492).

234. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

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Aux Rochers, mercredi 5 juin 1680.

Enfin, j’ai le plaisir, dans notre extrême éloignement, de recevoir vos lettres le neuvième jour, en attendant d’autres consolations. J’admire souvent l’honnêteté de ces messieurs, dont parlent si plaisamment les Essais de morale, et qui sont si honnêtes et si obligeants : que ne font-ils point pour notre service ? à quels usages ne se rabaissent-ils pas pour nous être utiles ? Les uns courent deux cents lieues pour porter nos lettres, les autres grimpent sur les toits de nos maisons, pour empêcher que nous ne soyons incommodés de la pluie ; quelques-uns font bien pis. Enfin, c’est un effet de la Providence ; et la cupidité, qui est un mal, est le fonds d’où elle tire tant de biens. J’ai apporté ici quantité de livres choisis, je les ai rangés ce matin : on ne met pas la main sur un, tel qu’il soit, qu’on n’ait envie de le lire tout entier ; toute une tablette de dévotion, et quelle dévotion ! bon Dieu, quel point de vue pour honorer notre religion ! l’autre est toute d’histoires admirables ; l’autre, de morale ; l’autre, de poésies et de nouvelles et de mémoires. Les romans sont méprisés, et ont gagné les petites armoires. Quand j’entre dans ce cabinet, je ne comprends pas pourquoi j’en sors : il serait digne de vous, ma fille : la promenade en serait digne aussi, mais notre compagnie en vérité fort indigne. Mon pot est étrange à écumer les dimanches[1] ; ce qu’il y a de bon, c’est que chacun va souper à six heures, et c’est la belle heure de la promenade, où je cours pour me consoler. Mademoiselle du Plessis, en grand deuil, ne me quitte guère ; je dirais volontiers d»sa mère, comme de ce M. de Bonneuil, elle a laissé une pauvre file bien ridicule ; elle est impertinente aussi. Je suis honteuse de l’amitié quelle a pour moi ; je dis quelquefois : Y aurait-il par hasard quelque sympathie entre elle et moi ? Elle parle toujours, et Dieu me fait la grâce d’être pour elle comme vous êtes pour beaucoup d’autres ; je ne l’écoute point du tout. Elle est assez brouillée dans sa famille pour les partages, cela fait un nouvel ornement à son esprit : elle confondait tantôt tous les mots ; et en parlant des mauvais traitements, elle disait : Ils m’ont traitée comme une barbarie, comme une cruauté. Vous voulez que je vous parle de mes misères, en voilà peut-être plus qu’il ne vous en faut. Toutes mes lettres sont si grandes, que vous devriez, selon votre règle, m’en écrire de petites, et laisser le soin de tout à Montgobert : ma fille, la santé est toujours un solide et véritable bien : on en fait ce qu’on veut.

Madame de Coulanges me mande mille bagatelles que je vous enverrais, si je ne voyais fort bien que c’est une folie. La faveur de son amie (madame de Maintenait) continue toujours : la reine « l’accuse de toute la séparation qui est entre elle et madame la Dauphine : le roi la console de cette disgrâce ; elle va chez lui tous les jours, et les conversations sont d’une longueur à faire rêver tout le monde. Je ne sais, ma très-chère, comment vous pourriez croire que votre présence fût un obstacle à la fortune de vos frères ; vous n’êtes guère propre à porter guignon. Vous n’avez point assez bonne opinion de vous ; et pour le coin de votre feu, que vous dites qui empêchait peut-être le chevalier de faire sa cour, parce que cela le rendait paresseux, je vous assure qu’il n’a fait que changer de cheminée, et que la fortune l’est venu chercher dans sa chambre, assez incommodé des chicanes de son rhumatisme. L’abbé de Grignan était désolé ; il eût jeté sa part aux chiens ; et tout d’un coup, par une suite d’arrangements trop longs à vous dire, on le choisit ; et le voilà dans le plus agréable évêché qu’on puisse souhaiter. Portez- vous toujours bien, cette provision est bonne ; que savons-nous ? je regarde l’avenir comme une obscurité, dont il peut arriver des biens et des clartés à quoi l’on ne s’attend pas.

M. de Lavardin se marie[2], c’est tout de bon ; et on dit que c’est madame de Mouci[3] qui inspire à madame de Lavardin tout ce qu’il y a de plus avantageux pour son fils : c’est une âme tout extraordinaire que cette Mouci. Ce petit Molac épouse la sœur de la duchesse de Fontanges : le roi lui donne la valeur de plus de quatre cent mille francs. Mon Dieu, que vous dites bien sur la mort de M. de la Rochefoucauld, et de tous les autres ! On serre les files, il n’y paraît plus ! Il est pourtant vrai que madame de la Fayette est accablée de tristesse, et n’a point senti, comme elle aurait fait, ce qui est arrivé à son fils ; madame la Dauphine n’avait garde de ne la pas bien traiter : madame de Savoie lui en avait écrit comme de sa meilleure amie.

Je suis fort aise que M. de Grignan soit content de ma lettre : j’ai dit assez sincèrement ce que je pense ; il devrait bien le penser lui-même, et renvoyer toutes les fantaisies ruineuses qui servent chez lui par quartier : il ne faudrait pas qu’elles dormissent, comme cette noblesse de basse Bretagne ; il serait à souhaiter qu’elles fussent entièrement supprimées. Adieu, ma très-aimable et très-raisonnable, j’admire et j’aime vos lettres ; cependant je n’en veux point ; cela paraît un peu extraordinaire, mais cela est ainsi : coupez court, faites discourir Montgobert : je m’engage à vous ôter le dessein de m’écrire beaucoup, par la longueur dont je fais mes lettres ; vous les trouverez au-dessus de vos forces, c’est ce que je veux : ainsi ma poitrine sauvera la vôtre. Il me semble que vous avez bien des commerces, quoi que vous disiez ; pour moi, je ne fais que répondre, je n’attaque point : mais cela fait quelquefois tant de lettres, que les jours de courrier, quand je trouve le soir mon écritoire, j’ai envie de me cacher sous le lit ; comme cette chienne de feu Madame, quand elle voyait des livres.


  1. À cause de la compagnie qui grossissait ces jours-là, et à laquelle madame de Sévigné se croyait obligée de faire les honneurs des Rochers. Elle appelait cela tourner son pot.
  2. Avec Louise-Anne de Noailles, sœur d’Anne-Jules, duc de Noailles, maréchal de France.
  3. Sœur d’Achille de Harlai, alors procureur général, et depuis premier président du parlement de Paris.