Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 235

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 492-495).

235. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, samedi 15 juin 1680.

Je ne réponds point à ce que vous me dites de mes lettres, je suis ravie qu’elles vous plaisent ; mais si vous ne me le disiez, je ne les croirais pas supportables. Je n’ai jamais le courage de les lire tout entières, et je dis quelquefois : Mon Dieu, que je plains ma fille de lire tout ce fatras de bagatelles ! Quelquefois même je nierepens de tant écrire, je crois que cela, vous jette trop de pensées, et vous fait peut-être une sorte d’obligation de me faire réponse. Ah ! laissez-moi causer avec vous, cela me divertit ; mais ne me répondez point, il vous en coûte trop cher : votre dernière lettre passe les bornes du régime, et du soin que vous devez avoir de vous. Vous êtes trop bonne de me souhaiter du monde, il ne m’en faut point : me voilà accoutumée ta la solitude ; j’ai des ouvriers qui m’amusent ; le bon abbé a les siens tout séparés. Le goût qu’il a pour bâtir et pour ajuster va au delà de sa prudence : il est vrni qu’il en coûte peu, mais ce serait encore moins si l’on se tenait en repos. C’est ce bois qui fait mes délices, il est d’une beauté surprenante ; j’y suis souvent seule avec ma canne et avec Louison : il ne m’en faut pas davantage. Quand je suis dans mon cabinet, c’est une si bonne compagnie que je dis en moi-même : Ce petit endroit serait digne de ma fille ; elle ne mettrait pas la main sur un livre qu’elle n’en fût contente : on ne sait auquel entendre. J’ai pris les Conversations chrétiennes ; elles sont d’un bon cartésien qui sait par cœur votre recherche de la vérité[1], qui parle de cette philosophie, et du souverain pouvoir que Dieu a sur nous ; de sorte que nous vivons, nous nous mouvons et nous respirons en lui, comme dit saint Paul, et c’est par lui que nous connaissons tout. Je vous manderai si ce livre est à la portée de mon intelligence ; s’il n’y est pas, je le quitterai humblement, renonçant à la sotte vanité de contrefaire l’éclairée quand je ne le suis pas. Je vous assure que je pense comme nos frères ; et si j’imprimais, je dirais : Je pense comme eux. Je sais la différence du langage politique à celui des chambres : enfin Dieu est tout-puissant, et fait tout ce qu’il veut, j’entends cela ; il veut notre cœur, nous ne voulons pas le lui donner, voilà tout le mystère. N’allez pas révéler celui de nos filles de Nantes ; elles me mandent qu’elles sont charmées de ce livre[2] que je leur ai fait prêter.

Je mandais l’autre jour à madame de Vins que je lui donnais à deviner quelle sorte de vertu je mettais ici le plus souvent en pratique, et je lui disais que c’était la libéralité. Il est vrai que j’ai donné d’assez grosses sommes depuis mon arrivée : un matin, huit cents francs ; l’autre, mille francs ; l’autre, cinq ; un autre jour, trois cents écus : il semble que ce soit pour rire, ce n’est que trop une vérité. Je trouve des métayers et des meuniers qui me doivent toutes ces sommes, et qui n’ont pas un unique sou pour les payer : que fait-on ? il faut bien leur donner. Vous croyez bien que je n’en prétends pas un grand mérite, puisque c’est par force : mais j’étais toute prise de cette pensée en écrivant à madame de Vins, et je lui dis cette folie. Je me venge de ces banqueroutes sur les lods et ventes. Je n’ai pas encore touché ces six mille francs de Nantes : dès qu’il y a quelque affaire à finir, c«la ne va pas si vite. Je vis arriver l’autre jour une belle petite fermière de Bodégat, avec de beaux yeux brillants, une belle taille, une robe de drap de Hollande découpé sur du tabis[3], les manches tailladées : Ah Seigneur ! quand je la vis, je me crus bieu ruinée : elle me doit huit mille francs. M. de Grignau aurait été amoureux de cette femme, elle est sur le moule de celle qu’il a vue à Paris. Ce matin il est entré un paysan avec des sacs de tous côtés ; il en avait sous ses bras, dans ses poches, dans ses chausses ; car en ce pays c’est la première chose qu’ils font que de les délier ; ceux qui ne le font pas sont habillés d’une étrange façon : la mode de boutonner le justaucorps par en bas n’y est point encore établie ; l’économie est grande sur l’étoffe des chausses ; de sorte que depuis le bel air de Vitré jusqu a mon homme, tout est dans la dernière négligence. Le bon abbé, qui va droit au fait, crut que nous étions riches à jamais : Ah ! mon ami, vous voilà bien chargé ; combien apportez-vous ? Monsieur, dit-il en respirant à peine, je crois qu’il y a bien ici trente francs : c’étaient tous les doubles[4] de France qui se sont réfugiés dans cette province avec les chapeaux pointus, et qui abusent ainsi de notre patience.

Vous m’avez fait un grand plaisir de parler de Montgobert : je crus bien que ce que je vous mandais sur son sujet était inutile, et que votre bon esprit aurait tout apaisé. C’est ainsi que vous devez toujours faire, ma fille, malgré tous les chagrins passagers : le fond de Montgobert est admirable pour vous ; le reste est un effet du tempérament indocile et trop brusque : je fais toujours un grand honneur aux sentiments du cœur ; on est quelquefois obligé de souffrir les circonstances et dépendances de l’amitié, quoiqu’elles ne soient pas agréables. J’enverrai un de ces jours à Montgobert de méchantes causes à soutenir à Rochecourbières : puisqu’elle a ce talent, il faut l’exercer. Vous aurez M. de Coulanges, qui sera un grand acteur ; il vous contera ses espérances ; je ne les sais pas : il craint tant la solitude, qu’il ne veut pas même écrire aux gens qui y sont. Grignan est tout propre à le charmer ; il en charmerait Dieu d’autres : je n’ai jamais vu une si bonne compagnie, elle fait l’objet de mes désirs : j’y pense sans cesse dans mes allées, et je relis vos lettres en disant, comme à Livry : Voyons et revoyons un peu ce que ma fille me disait, il y a huit ou neuf jours ; car enfin c’est elle qui me parle, et je jouis ainsi de cet art ingénieux de peindre la parole et de parler aux yeux[5], etc. Vous savez bien que ce ne sont pas les bois des Rochers qui me font penser à vous : je îv en suis pas moins occupée au milieu de Paris ; c’est le foud et le centre ; tout passe, tout glisse, tout est par-dessus ou à côté, et ne fait quede légères traces à mon cerveau. J’ai oublié mon Agnès, elle est pourtant jolie ; son esprit a un petit air de province. Celui de madame de Tarente est encore dans le grand air. Les chemins de Vitré ici sont devenus si impraticables, qu’on les fait raccommoder par ordre du roi et de M. de Chaulnes ; tous les paysans de la baronnie y seront lundi. Adieu, ma très-chère : quand je vous dis que mon amitié vous est inutile, ne comprenez-vous point bien comme je l’entends, et où mon cœur et mon imagination me portent ? Pensez-vous que je sois bien contente du peu d’usage que je fais de tant de bonnes intentions ? Dites- moi si vous ne mettrez point la petite d’Aix avec sa tante[6], et si vous ôterez Pauline d’avec vous : c’est un prodige que cette petite, son esprit est sa dot ; voulez-vous la rendre une personne toute commune ? Je la mènerais toujours avec moi, j’en ferais mon plaisir, je me garderais bien de la mettre à Vix avec sa sœur : enfin, comme elle est extraordinaire, je la traiterais extraordinairement.


  1. De Malebranche.
  2. La Fréquente communion.
  3. Sorte de gros taffetas ondé.
  4. Les doubles tournois, ou pièces de quatre sous, qui sont aujourd’hui les pièces de deux sous.
  5. Vers de Brébeuf
  6. Marie Adhémar de Mouteit, religieuse à Aubenas.