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Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 238

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 501-503).

238. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

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Aux Rochers, dimanche 29 septembre I«8o.

C’est une république, c’est un monde que. votre château ; je n’y ai jamais vu cette foule. Montgobert me parle de quintille, je ne sais ce que c’est ; mais quoique nous soyons dans une solitude en comparaison, nous ne laissons pas d’avoir fort souvent trois tables de jeu, un trictrac, un nombre, un reversi. Nous avons présentement madame de Marbeuf, qui est bonne à tout ; elle est commode et complaisante. La princesse éclaire ces bois comme la nymphe Galatée ; elle est en deuil de son beau-frère, l’électeur palatin ; il faudrait que toute l’Europe se portât fort bien pour qu’elle ne fût pas sujette à perdre ses parents. Nous avons des gens de Vitré que vous ne connaissez non plus que la Solitaire[1] ; enfin je ne sais comme tout cela va, mais je sais bien que je n’en souhaite pas davantage, et que je voudrais avoir plus de temps pour lire et pour me prome ner. La Solitaire est justement où vous dites ; mais elle est si droite et si bien plantée, qu’elle vous surprendrait. Il est temps cependant que je prenne d’autres pensées. Quand je songe qu’au bout de mon voyage je vous retrouverai, cela me paraît si heureux, que j’ai peur qu’il n’arrive quelque dérangement. La fièvre du chevalier n’a-telle pas été la plus désobligeante du monde ? J’ai senti le chagrin que vous en auriez. Il m’écrit qu’il sera bientôt en état de partir, et qu’il a été guéri, et M. d’Évreux aussi, par notre Anglais : son remède a fait des merveilles cette année ; M. de Lesdiguières en a été guéri comme par miracle, et mille autres. Je mande au chevalier que je me réjouis d’autant plus de sa santé, que je trouve ce voyage nécessaire pour lui. Je suis persuadée que tout se rangera, aussi bien que vos compagnies de Grignan, qui me paraissent comme dans ce tour de jetons où l’on donne à un roi neuf gardes de chaque côté ; on fait sortir quatre gardes, il en a toujours neuf ; on en fait entrer quatre, il en a toujours neuf. Vous voilà justement : tout est plein quand vous n’êtes que vous, tout est logé quand il y en a trois fois autant. Dieu conserve chez vous, ma chère enfant, cette grâce de multiplication si nécessaire aux dépenses excessives et aux revenus bornés.

Je suis étonnée que vous ne sachiez encore rien de M. de Vendôme ni d’un intendant ; cela viendra tout d’un coup. Ce que je vous mandais de cet échange de la charge de votre frère était une pensée de madame de la Fayette, lorsque nous songions à nous tirer d’affaite par M. de Lou vois ; car il est certain que c’est toujours par quelque changement que l’on entre en propos avec ce ministre ; mais c’est l’extrémité que d’en venir là : il faut essayer premièrement de se défaire de la charge, et de consulter nos amis.

J’espère que nous arriverons tous à Paris, où nous parlerons de toutes choses. Mettez-vous seulement en état de marcher sans incommodité : voilà ce que vous devez faire avec plus de soin qu’à l’ordinaire. Je ne sais quand on dansera ce ballet[2] ; vraiment ce sera une belle pièce ; vous croyez bien que pour moi je dirai, Ce n’est pas là un ballet comme celui où dansait ma fille ; il y avait telle et telle : elle y faisait un petit pas admirable sur le bord du théâtre, et là-dessus je conterai tout le ballet. Mais vous-même, ma belle, je crois que, sans radoterie, vous pourrez dire qu’il ne fait point souvenir du vôtre, et qu’il y avait quatre personnes avec feu Madame, que des siècles entiers auront peine à remplacer, et pour la beauté, et pour la belle jeunesse, et pour la danse : ah ! quelles bergères et quelles amazones ! il me semble que tout le monde s’excuse de ce ballet ; la ducbesse de Sully soutiendra Thon neur de la danse, mais non de la cadence ; il y a eu bien des affaires dans sa famille ; madame de Verneuil parlait du baptistaire, M. de Sully des affaires et des procès qu’elle a à solliciter ; enfin madame la Dauphine a si bien commandé qu’il a fallu obéir. Adieu, ma chère enfant, vous ne devez avoir aucune inquiétude pour ma santé, elle est très-parfaite ; et plût à Dieu que je puisse penser la même chose de vous ! Je ne sens point le serein ; j’ai de petits cabinets qui sont des brandebourgs fort commodes ; en y lit, on y cause, on laisse tomber les traits du serein, et puis on rentre dans ce mail que je ne crois pas moins sûr qu’une belle et grande galerie.


  1. Nom d’une nouvelle allée du parc des Rochers.
  2. Le ballet du Triomphe de l’Amour, de Quinault.