Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 239

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 503-505).

239. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 5 novembre 1680.

Je vous conseille toujours, ma fille, de partir le plus tôt que vous pourrez : si vous attendez que M. de Grignan ait rempli tous ses devoirs, il ne faut point penser à venir cet hiver. Il me semble que l’amitié qu’il a pour vous le doit obliger à prendre toute autre résolution que celle de vous exposer au froid et aux mauvais chemins ; je ne comprendrai jamais une autre conduite. Vous êtes bien née pour n’avoir jamais un moment de joie et de tranquillité, puisque vous passez légèrement sur votre séjour de Paris, pour vous occuper de votre retour à Grignan. Voilà une sorte de dragon dont on n’a jamais accoutumé de se charger, quand on est encore au milieu des agitations d’un départ. Pour moi, ma chère enfant, je ne sais ce qui vous oblige de penser à quitter Paris, quand vous y serez une fois ; votre logement y sera commode, votre bail renouvelé pour quatre ans, votre dépense réglée ; et si vous voulez éviter, c’est-à-dire M. de Grignan, les dépenses extraordinaires, vous trouverez que c’est le seul lieu où vous pouvez reprendre haleine : la dépense d’ Aix est une furie ; je me figure que vous êtes un peu revenue de cette économie de Grignan, où vous trouviez que vous pouviez vivre pour rien ; cela s’appelle rien, rien du tout ; vos trois tables fort souvent dans la galerie, et toutes les visites et les trains ; toujours nourrir bêtes et gens, chose qu’il n’y a plus que vous au monde qui fassiez. Toute cette fameuse auberge, tout ce concours de monde me paraît, quoi que vous disiez, un fleuve qui entraîne tout. Enfin, ma fille, je n’ose pensera ce tourbillon, et il me semble que vous allez vous reposer ici : attendez du moins que vous ayez confronté les dépenses pour envisager votre retour ; il est question d’arriver, c’est ce que je souhaite de tout mon cœur. Mademoiselle de Méri est fixée ; elle s’arrangera tout à loisir, rien ne la presse ; elle voit bien que je suis plus aise qu’elle soit ici, quand elle y peut être, que de l’aller chercher plus loin ; c’était pour la faire décider que je vous en écrivais ; car quand on ne peut se résoudre, la vie se passe à ne point faire ce qu’on veut. Elle est bien mieux qu’elle n’était, elle parle ; elle est capable d’écouter ; nous causons ; fort tous les soirs. Ah ! mon enfant, qu’il est aisé de vivre avec moi ! qu’un peu de douceur, d’espèce de société, de confiance même superficielle, que toutcela me mène loin ! Je crois, en vérité, que personne n’a plus de facilité que moi dans le commerce de la vie civile : je voudrais que vous vissiez comme cela va bien quand notre cousine veut : elle me témoigna l’autre jour qu’elle savait en gros les malheurs de mon fils, et qu’elle eût bien voulu en savoir davantage : je me tins obligée de cette curiosité, et je lui contai tout le détail de nos misères, ainsi que de plusieurs autres choses ; voilà ce qui s’appelle vivre avec les vivants : mais quand on ne peut jamais rien dire qui ne soit repoussé durement ; quand on croit avoir pris les tours les plus gracieux, et que toujours ce n’est pas cela, c’est tout le contraire ; qu’on trouve toutes les portes "fermées sur tous les chapitres qu’on pourrait traiter ; que les choses les plus répandues se tournent en mystère ; qu’une chose avérée est une médisance et une injustice ; que la défiance, l’aigreur et l’aversion sont visibles et sont mêlées dans toutes les paroles ; en vérité cela serre le cœur, | et franchement cela déplaît un peu. On n’est point accoutumée à g ces chemins raboteux ; et quand ce ne serait que pour vous avoir enfantée, on devrait espérer un traitement plus doux. Cependant, mafille, j’ai souvent éprouvé ces manières si peu honnêtes ; ce qui fait que je vous en parle, c’est que cela est changé, et que j’en sens la douceur ; si ce retour pouvait durer, je vous jure que j’en aurais une joie sensible, mais je vous dis sensible ; il faut me croire quand je parle, je ne parle pas toujours. Ce n’a point été un raccommodement, c’est un radoucissement de sang, entretenu par des conversations douces et assez sincères, et point comme si on revenait toujours d’Allemagne. Enfin je suis contente, et je vous assure qu’il faut peu pour nie contenter : la privation des rudesses me tiendrait lieu d’amitié en un besoin : jugez ce que je sentirai si vous pouvez faire que l’honnêteté, la douceur, une superficie de confiance, la causerie, et tout ce qu’on a enfin avec ceux qui savent vivre, puisse être désormais établi entre elle et moi. Je trouve que la froideur et l’indifférence sont bien marquées entre M. de la Garde et vous, par l’affectation de ne point venir à Grignan quand vous êtes seule, et par celle de prier toute la famille d’aller à la Garde, hormis vous. Je suis très-fâchée de cette séparation, après avoir été si bien et si agréablement ensemble : nous en parlerons.