Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 257
257. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU PRESIDENT DE MOULCEAU.
[modifier]Si cette lettre vous fait quelque plaisir, comme vous voulez me flatter quelquefois que vous aimez un peu mes lettres, vous n’avez qu’à remercier M. le chevalier de Grignan de celle-ci : c’est lui qui me prie de vous écrire, monsieur, pour vous parler et vous questionner sur les eaux de Balaruc. Ne sont-elles pas vos voisines ? pour quels maux y va-t-on ? est-ce pour la goutte ? ont-elles fait dubien à ceux qui en ont pris ? en quel temps les prend-on ? en boit-on ? s’y baigne-t-on ? ne fait-on que plonger la partie malade ? Enfin, monsieur, si vous pouvez soutenir avec courage l’ennui de ces quinze ou seize questions, et que vous vouliez bien y répondre, vous ferez une grande charité à un des hommes du monde qui vous estime le plus, et qui est le plus incommodé de la goutte. Je pourrais finir ici ma lettre, n’étant à autre fin ; mais je veux vous demander par occasion comme vous vous portez d’être grand-père. Je crois que vous avez reçu une gronderie que je vous faisais sur l’horreur que vous me témoigniez de cette dignité : je vous donnais mon exemple, et vous disais : Psete, non dolet. En effet, ce n’est point ce que l’on pense : la Providence nous conduit avec tant de bonté dans tous ces temps différents de notre vie, que nous ne les sentons quasi pas ; cette perte va doucement, elle est imperceptible : c’est l’aiguille du cadran que nous ne voyons pas aller. Si à vingt ans on nous donnait le degré de supériorité dans notre famille, et qu’on nous fît voir dans un miroir le visage que nous avons ou que nous aurons à soixante ans, en le comparant avec celui de vingt ans, nous tomberions à la renverse, et nous aurions peur de cette figure : mais c’est jour à jour que nous avançons ; nous sommes aujourd’hui comme hier, et demain comme aujourd’hui ; ainsi nous avançons sans le sentir, et c’est un miracle de cette Providence que j’adore. Voilà une tirade où ma plume m’a conduite, sans y penser. Vous avez été, sans doute, de la belle et bonne compagnie qui était chez le cardinal de Bonzi. Adieu, monsieur ; je ne change point d’avis sur l’estime et l’amitié que je vous ai promises.