Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 258

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 538-539).

258. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DEBUSSY.[modifier]

À Paris, ce 10 mars 1687.

Voici encore de la mort et de la tristesse, mon cher cousin. Mais le moyen de ne vous pas parler de la plus belle, de la plus magnifique et de la plus triomphante pompe funèbre qui ait jamais été faite depuis qu’il y a des mortels ? c’est celle de feu M. le Prince, qu’on a faite aujourd’hui à Notre-Dame ; tous les beaux esprits se sont épuisés à faire valoir tout ce qu’a fait ce grand prince, et tout ce qu’il a été. Ses pères sont représentés par des médailles jusqu’à saint Louis ; toutes ses victoires, par des basses-tailles (ou bas-reliefs), couvertes comme sous des tentes dont les coins sont ouverts, et portés par des squelettes, dont les attitudes sont admirables. Le mausolée, jusque près de la voûte, est couvert d’un dais en manière de pavillon encore plus haut, dont les quatre coins retombent en guise de tentes. Toute la place du chœur est ornée de ces basses-tailles, et de devises au-dessous, qui parlent de tous les temps de sa vie. Celui de sa liaison avec les Espagnols est exprimé par une nuit obscure, où trois mots latins disent : Ce qui s’est fait loin du soleil doit être caché[1]. Tout est semé de fleurs de lis d’une couleur sombre, et au-dessous une petite lampe qui fait dix mille petites étoiles. J’en oublie la moitié : mais vous aurez le livre qui vous instruira de tout en détail. Si je n’avais point eu peur qu’on ne vous l’eût envoyé, je l’aurais joint à cette lettre : mais ce duplicata ne vous aurait pas fait plaisir.

Tout le monde a été voir cette pompeuse décoration. Elle coûte cent mille francs à M. le Prince d’aujourd’hui, mais cette dépense lui fait bien de l’honneur. C’est M. de Meaux qui a fait l’oraison funèbre : nous la verrons imprimée. Voilà, mon cher cousin, fort grossièrement le sujet de la pièce. Si j’avais osé hasarder de vous faire payer un double port, vous seriez plus content. Je viens de voir un prélat qui était à l’oraison funèbre. Il nous a dit que M. de Meaux s’était surpassé lui-même, et que jamais oji n’a fait valoir ni mis en œuvre si noblement une si belle matière. J’ai vu deux ou trois fois ici M. d’Autun {M. de Roquette). îl me paraît fort de vos amis : je le trouve très-agréable, et son esprit d’une douceur et d’une facilité qui me fait comprendre l’attachement qu’on a pour lui quand on est dans son commerce. Il a eu des amis d’une si grande conséquence, et qui l’ont si longtemps et si chèrement aimé, que c’est un titre pour l’estimer, quand on ne le connaîtrait pas par lui-même. La Provençale vous fait bien des amitiés. Elle est occupée d’un procès qui la rend assez semblable à la comtesse de Pimbêche. Je me réjouis avec vous que vous ayez à cultiver le corps et l’esprit du petit de Langheac. C’est un beau nom à médicamenter, comme dit Molière ; et c’est un amusement que nous avons ici tous les jours avec le petit de Grignan. Adieu, mon cher cousin ; adieu, ma chère nièce. Conservez-nous vos amitiés, et nous vous répondons des nôtres. Je ne sais si ce pluriel est bon : mais, quoi qu’il en soit, je ne le changerai pas.


  1. C’est peut-être cette devise qui donna à Michel Corneille l’idée d’un tableau que l’on voyait à Chantilly. La muse de l’histoire arrachait de la vie du héros les feuillets sur lesquels étaient écrits les triomphes qu’il avait obtenus en combattant contre son roi.