Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 260

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 541-543).

260. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.[modifier]

À Paris, ce 13 novembre [657.

Je reçois présentement une lettre de vous, mon cher cousin, la plus aimable et la plus tendre qui fut jamais. Je n’ai jamais vu expliquer l’amitié si naturellement, et d’une manière si propre à persuader. Enfin vous m’avez persuadée, et je crois que ma vie est nécessaire à la conservation de la vôtre. Je m’en vais donc vous en rendre compte, pour vous rassurer et vous faire connaître l’état où je suis.

Je reprends dès les derniers jours de la vie de mon cher oncle l’abbé, à qui, comme vous savez, j’avais des obligations infinies. Je lui devais la douceur et le repos de ma vie ; c’est lui à qui vous devez la joie que j’apportais dans votre société ; sans lui, nous n’aurions jamais ri ensemble ; vous lui devez toute ma gaieté, ma belle humeur, ma vivacité, le don que j’avais de vous bien entendre, l’intelligence qui me faisait comprendre ce que vous aviez dit, et deviner ce que vous alliez dire ; en un mot, le bon abbé, en me retirant des abîmes où M. de Sévigné m’avait laissée, m’a rendue telle que j’étais, telle que vous m’avez vue, et digne de votre estime et de votre amitié. Je tire le rideau sur vos torts ; ils sont grands, mais il les faut oublier, et vous dire que j’ai vivement senti la perte de cette agréable source de tout le repos de ma vie. Il est mort en sept jours, d’une fièvre continue, comme un jeune homme, avec des sentiments très-chrétiens, dont j’étais extrêmement touchée ; car Dieu m’a donné un fonds de religion qui m’a fait regarder assez solidement cette dernière action de la vie. La sienne a duré quatre-vingts ans ; il a vécu avec honneur, il est mort chrétiennement : Dieu nous fasse la même grâce ! Ce fut à la fin d’août que je le pleurai amèrement. Je ne l’eusse jamais quitté s’il eût vécu autant que moi. Mais voyant au quinzième ou seizième de septembre que je n’étais que trop libre, je me résolus d’aller à Vichy, pour guérir tout au moins mon imagination sur des manières de convulsions à la main gauche, et des visions de vapeurs qui me faisaient craindre l’apoplexie. Ce voyage proposé donna envie à madame la duchesse de Chaulnes de le faire aussi. Je me joignis à elle ; et comme j’avais quelque envie de revenir à Bourbon, je ne la quittai point. Elle ne voulait que Bourbon ; j’y fis venir des eaux de Vichy, qui, réchauffées dans les puits de Bourbon, sont admirables. J’en ai pris, et puis de celles de Bourbon : ce mélange est fort bon. Ces deux rivales se sont raccommodées ensemble, ce n’est plus qu’un cœur et qu’une âme : Vichy se repose dans le sein de Bourbon, et se chauffe au coin de son feu, c’est-à-dire dans les bouillonnements de ses fontaines. Je m’en suis fort bien trouvée, et quand j’ai proposé la douche, on m’a trouvée en si bonne santé qu’on me l’a refusée ; et l’on s’est moqué de mes craintes ; on les a traitées de visions, et. l’on m’a renvoyée comme une personne en parfaite santé. On m’en a tellement assurée que je l’ai cru, et je me regarde aujourd’hui sur ce pied-là. Ma fille en est ravie, qui m’aime comme vous savez.

Voilà, mon cher cousin, où j’en suis. Votre santé dépendant de la mienne, en voilà une grande provision pour vous. Songez à votre rhume, et, comme cela, faites-moi bien>porter. Il faut que nous allions ensemble, et que nous ne nous quittions point. Il y a trois semaines que je suis revenue de Bourbon ; notre jolie petite abbaye n’était point encore donnée ; nous y avons été douze jours ; enfin on vient de la donner à l’ancien évêque de Nîmes, très-saint prélat. J’en sortis il y a trois jours, tout affligée de dire adieu pour jamais à cette aimable solitude que j’ai tant aimée ; après avoir pleuré l’abbé, j’ai pleuré l’abbaye. Je saisque vous m’avez écrit pendant mon voyage de Bourbon ; je ne me suis point amusée aujourd’hui à vous répondre : je me suis laissée aller à la tentation de parler de moi à bride abattue, sans retenue et sans mesure. Je vous en demande pardon, et je vous assure qu’une autre fois je ne me donnerai pas une pareille liberté ; car je sais, et c’est Salomon qui le dit, que celui-là est haïssable qui parle toujours de lui. Notre ami Corbinelli dit que, pour juger combien nous importunons en parlant de nous, il faut songer combien les autres nous importunent quand ils parlent d’eux. Cette règle est assez générale : mais je crois m’en pouvoir excepter aujourd’hui, car je serais fort aise que votre plume fût aussi inconsidérée que la mienne, et je sens que je serais ravie que vous me parlassiez longtemps de vous. Voilà ce qui m’a engagée dans ce terrible récit : et, dans cette confiance, je ne vous ferai point d’excuses, et je vous embrasse, mon cher cousin et la belle Coligny. Je rends mille grâces à madame de Bussy de son compliment : on me tuerait plutôt que de me faire écrire davantage.