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Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 261

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 543-545).

261. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.[modifier]

À Paris, ce 13 août 1688.

J’ai toujours eu confiance en votre heureux tempérament, mon cher cousin ; et quoique je connusse des gens qui se seraient fort bien pendus dans l’état où vous êtes partis d’ici[1] le passé me répondait un peu de l’avenir. Il me semblait

Qu’un mont pendant en précipices,
Qui pour les coups du désespoir
Sont aux malheureux si propices,

n’était point du tout le chemin que vous prendriez ; et en vérité vous avez raison : la vie est courte, et vous êtes déjà bien avancé : ce n’est pas la peine de s’impatienter. Cette consolation est triste, et ce remède pire que le mal, cependant il doit faire son effet, aussi bien que la pensée, qui n’est guère plus réjouissante, du peu de place que nous tenons dans ce grand univers, et combien il importe peu, à la fin du monde, qu’il y ait eu un comte de Bussy heureux ou malheureux. Je sais que c’est pour le petit moment que nous sommes en cette vie que nous voudrions être heureux : mais il faut se persuader qu’il n’y a rien de plus impossible, et que si vous n’eussiez eu les sortes de chagrins que vous avez, vous en auriez eu d’autres, selon l’ordre de la Providence. Elle veut, par exemple, que notre cousin d’Allemagne soit romanesquement transplanté, et en apparence fort heureux. Nous ne voyons point le dessous des cartes ; mais enfin, c’est cette Providence qui l’a conduit par des chemins si extraordinaires, et si loin de nous faire deviner la fin du roman, qu’on ne peut en tirer aucune conséquence, ni s’en faire aucun reproche. Il faut donc revenir d’où nous sommes partis, et se résoudre sans murmure à tout ce qu’il plaît à Dieu de faire de nous.

Je ne sais comment je me suis embarrassée dans ces moralités : j’en veux sortir en vous disant que c’est le marquis de Villars, qui est revenu d’Allemagne[2], qui nous a dit des merveilles de notre cousin. Je vous dois dire aussi que ma fille a gagné son procès tout d’une voix, avec tous les dépens. Cela est remarquable. Voilà un grand fardeau hors de dessus les épaules de toute cette famille ; c’était un dragon qui les persécutait depuis six ans ; mais à celui-là qui est détruit il en succède un autre : c’est la pensée de se séparer. N’est-ce pas là ce que je disais de la manière de la Providence ? Il faudra donc nous dire adieu, ma fille et moi, l’une pour Provence, l’autre pour Bretagne. C’est ainsi vraisemblablement que la Providence va disposer de nous. Elle a fait mourir aussi la nièce de notre Corbinelli d’une manière étrange. Elle avait emprunté avec son oncle le carrosse d’un de ses amis : un portier qui n’avait jamais mené prit témérairement de jeunes chevaux ; il monte sur le siège ; il va choquant, rompant, brisant, courant partout. Un cheval s’abat, le timon va enfiler un carrosse, d’où trois hommes sortent l’épée à la main : le peuple s’assemble ; un de ces hommes veut tuer Corbinelli : Hélas ! messieurs, leur dit-il, vous n’en seriez pas mieux ; le cocher n’est point à moi, nous sommes au désespoir contre lui. Cet homme devient son protecteur, le tire de la populace ; mais il ne tire pas sa pauvre nièce d’une frayeur si excessive, qu’elle revient chez elle le cœur serré au point que la fièvre lui prend le soir, et quatre jours après elle meurt. Elle aété généralement regrettée de ceux qui la connaissaient. La philosophie de notre ami ne Ta pas empêché d’en pleurer ; mais j’espère qu’enfin elle le consolera. C’est à elle que je le recommande ; car je n’ai pas la vanité de croire que je puisse en cette rencontre quelque chose sur son esprit. Cependant, mon cher cousin, je lui laisse la plume, après vous avoir embrassé de tout mon cœur, et mon aimable nièce, à qui je prétends écrire comme à vous dans cette longue et ennuyeuse lettre. Je dis ennuyeuse, parce que, comme elle ne m’a point divertie en l’écrivant, je crois qu’elle ne vous divertira point en la lisant. Je voudrais bien embrasser le joli petit marquis de Coligny. Ma fille vous fait à tous deux mille sincères amitiés : elle est toujours flattée et reconnaissante de l’estime et de l’amitié que vous avez pour elle. Je comprends bien que si vous étiez jeune, elle aurait la première place dans votre cœur.


  1. Un procès perdu avait mis Bussy dans cet état.
  2. C’est le maréchal de Villars, le vainqueur de Denain, dont il nous reste des Mémoires intéressants.