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Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 262

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 545-546).

262. — DE Mme DE SÉVTGNÉ AU COMTE DE BUSSY.[modifier]

À Paris, ce 22 septembre 1688.

Il est vrai que j’aime la réputation de notre cousin d’Allemagne. Le marquis de Villars nous en a dit des merveilles à son retour de Vienne, et de sa valeur, et de son mérite de tous les jours, et de sa femme, et du bon air de sa maison. Vous êtes cause, mon cher cousin, que j’écris à cette duchesse-comtesse, en lui envoyant votre paquet. J’admire toujours les jeux et les arrangements de la Providence. Elle veut que ce Rabutin d’Allemagne, notre cadet de toutes façons, par des chemins bizarres et obliques s’élève et soit heureux ; et qu’un comte de Bussy, l’aîné de sa maison, avec beaucoup de valeur, d’esprit et de services, même avec la plus brillante charge de la guerre, soit le plus malheureux homme de la cour de France. Oh bien ! Providence, faites comme vous l’entendrez : vous êtes la maîtresse : vous disposez de tout comme il vous plaît, et vous êtes tellement au-dessus de nous, qu’il faut encore vous adorer, quoi que vous puissiez faire, et baiser la main qui nous frappe et qui nous punit ; car devant elle nous méritons toujours d’être punis. Je suis bien triste, mon cher cousin ; notre chère comtesse deProvence, que vous aimez tant, s’en va dans huit jours ; cette séparation m’arrache l’âme, et fait que je m’en vais en Bretagne : j’y ai beaucoup d’affaires, mais je sens qu’il y a un petit brin de dépit amoureux. Je ne veux plus de Paris sans elle : je suis en colère contre le monde entier ; je m’en vais me jeter dans un désert. Eh bien ! M. et madame, en savez -vous plus que nous sur l’amitié ? Nous donnerions des leçons aux autres : mais, en vérité, il est bien douloureux d’exceller en ce genre : ceux qui sont si sensibles sont bien malheureux. Parlons d’autre chose. Vous savez la mort de votre ancien ami Vivonne ? Il est mort eu un moment, dans un profond sommeil, la tête embarrassée. Le roi va le 28 de ce mois à Fontainebleau. Il y a quelque autre dessein, mais il est encore caché. Il y a un air de ralentissement dans tout le mouvement de guerre qui a paru d’abord. La flotte seule du prince d’Orange, toute prête à mettre à la voile, est digne d’attention. On croit qu’elle menace l’Angleterre. Cependant on garde nos côtes : on a fait partir les gouverneurs de Bretagne et de Normandie. Tout ceci est brouillé ; il y a bien des nuages amassés j ce dénoûment mérite qu’on ne le perde pas de vue.

Monsieur de Corbinelli.

Le prince d’Orange ni ses alliés ne songent point à faire des entreprises sur nous. Ils ne songent qu’à l’Angleterre, ou à empêcher celles que nous voudrions faire sur eux, en nous montrant qu’ils ont de quoi se défendre, sans vouloir persuader qu’ils veulent attaquer. C’est ce que je souhaite dans les règles de la politique. Adieu, monsieur, je vous remercie de tout mon cœur des compliments que vous m’avez faits sur les deux morts qui m’ont affligé depuis deux mois. La mienne viendra quand il lui plaira. Je ne sais si elle m’affligera : mais je sais bien qu’elle ne me surprendra pas.