Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 266

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 552).

266. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.[modifier]

À Paris, ce 3 novembre 1688.

J’ai été si occupée, mon cher cousin, à prendre Philisbourg, qu’en vérité je n’ai pas eu un moment pour vous écrire. Je m’étais fait une suspension de toutes choses, à tel point que j’étais comme ces gens dont l’application les empêche de reprendre leur haleine. Voilà donc qui est fait, Dieu merci ; je soupire comme M. de la Souche, je respire à mon aise. Et savez- vous pourquoi j’étais si attentive ? c’est que ce petit marmot de Grignan y était. Songez ce que c’est qu’un enfant de dix- sept ans qui sort de dessous l’aile de sa mère, qui est encore dans les craintes qu’il ne soit enrhumé. Il faut que Jtout d’un coup elle le quitte pour l’envoyer à Philisbourg, et qu’avec une cruauté inouïe par elle-même, elle parte avec son mari pour aller en Provence, et qu’elle s’éloigne ainsi des nouvelles, dont on ne saurait être trop proche ; et qu’enfin quinze jours durant elle tourne le dos, et ne fasse pas un pas qui ne l’éloigné de son fils, et de tout ce qui peut lui en dire des nouvelles. Je m’effraye moi-même en vous écrivant ceci, et je suis assurée qu’aimant cette comtesse comme vous l’aimez (car vous savez bien que vous l’aimez), vous serez touché de son état. Il est vrai que Dieu la console de ses peines, par le bonheur de savoir présentement son fils en bonne santé. Elle sera six jours plus longtemps en peine que nous ; et voilà les peines de l’éloignement. Voilà donc cette bonne place prise. Monseigneur y a fait des merveilles de fermeté, de capacité, de libéralité, de générosité et d’humanité Jetant l’argent avec choix, disant du bien, rendant de bons offices, demandant des récompenses, et écrivant des lettres au roi qui faisaient l’admiration de la cour. Voilà une assez belle campagne : voilà tout le Palatinat et quasi tout le Rhin à nous : voilà de bons quartiers d’hiver : voilà de quoi attendre en repos les résolutions de l’empereur et du prince d’Orange. On croit celui-ci embarqué : mais le vent est si bon catholique, que jusqu’ici il n’a pu se mettre à la voile. On dit que M. de Schomberg est avec lui. C’est un grand malheur pour ce maréchal et pour nous. Les affaires de Rome vont toujours mal.