Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 283

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 586-588).

283. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 28 février 16S9.

Monsieur le chevalier s’en alla hier après dîner à Versailles, pour apprendre sa destinée ; car, ne s’étant point trouvé sur les listes qui ont paru, il veut savoir si on le garde pour servir dans l’armée de M. le Dauphin, dont on n’a point encore parlé. Comme il a dit qu’il était en état de servir, il est en droit de croire qu’on ne l’a pas oublié : en tout cas, ce ne serait pas sa faute, il est bien tout des meilleurs.

C’est tout de bon que le roi d’Angleterre est parti ce matin pour aller en Irlande, où il est attendu avec impatience ; il sera mieux là qu’ici. Il passe par la Bretagne comme un éclair, et s’en va droit à Brest, où il trouvera le maréchal d’Estrées, et peut-être M. de Chaulnes, s’il peut le trouver encore, car la poste et la bonne chaise que lui a donnée M. le Dauphin le mèneront bien vite. Il doit trouver à Brest des vaisseaux tout prêts et des frégates ; il porte cinq cent mille écus. Le roi lui a donné des armes pour armer dix mille hommes. Comme Sa Majesté anglaise lui disait adieu, elle finit par lui dire, en riant, qu’il n’avait oublié qu’une chose, c’était des armes pour sa personne : le roi lui a donné les siennes ; nos héros de roman ne faisaient rien de plus galant. Que ne fera point ce roi brave et malheureux, avec ces armes toujours victorieuses ? Le voilà donc avec le casque et la cuirasse de Renaud, d’Amadis, et de tous nos paladins les plus célèbres ; je n’ai pas voulu dire d’Hector, car il était malheureux. Il n’y a point d’offres de toutes choses que le roi ne lui ait faites : la générosité et la magnanimité ne vont point plus loin. M. d’Avaux va avec lui ; il est parti deux jours plus tôt. Vous allez me dire, Pourquoi n’est-ce pas M. de Carillon ? C’est que M. d’Avaux, qui possède fort bien les affaires de Hollande, est plus nécessaire que celui qui ne sait que celles d’Angleterre. La reine est allée s’enfermer à l’abbaye de Poissy avec son fils : elle sera près du roi et des nouvelles ; elle est accablée de douleur, et d’une néphrétique qui fait craindre qu’elle n’ait la pierre : cette princesse fait grande pitié. Vous voyez, ma chère enfant, que c’est la rage de causer qui me fait écrire tout ceci ; M. le chevalier et la gazette vous le diront mieux que moi. Votre enfant m’est demeuré : je ne le quitte point ; il en est content : il dira adieu à ces petites de Castelnau ; son cœur ne sent encore rien ; il est occupé de son devoir, de son équipage ; il est ravi de s’en aller, et de montrer le chemin aux autres. Il n’est encore question de rien ; nous n’assiégerons point de place, nous ne voulons point de bataille, nous sommes sur la défensive, et d’une manière si puissante, qu’elle fait trembler ; jamais le roi dé France ne s’est vu trois cent mille hommes sur pied ; il n’y avait que les rois de Perse : tout est nouveau, tout est miraculeux.

Je menai hier le marquis dire adieu à madame de la Fayette, et souper chez madame de Coulanges. Je le mène tantôt chez M. de Pomponne, chez madame de Vins et la marquise d’Uxelles ; demain chez madame du Pui-du-Fou et madame de Lavardin, et puis il attendra son oncle, et partira sur la fin de la semaine ; mais, ma ehère enfant, soutenez un peu votre cœur contre ce voyage, qui n’a point d’autre nom présentement. Parlons un peu de Pauline, cette petite grande fille, tout aimable, toute jolie ; je n’eusse jamais cru que son humeur eût été farouche, je la croyais tout de miel : mais, mon enfant, ne vous rebutez point ; elle a de l’esprit, elle vous aime, elle s’aime elle-même, elle veut plaire ; il ne faut que cela pour se corriger, et je vous assure que ce n’est point dans l’enfance qu’on se corrige ; c’est quand on a delà raison ; l’amour-propre, si mauvais à tant d’autres choses, est admirable à celle-là ; entreprenez donc de lui parler raison, et sans colère, sans la gronder, sans l’humilier, car cela révolte ; et je vous réponds que vous en ferez une petite merveille. Faites-vous de cet ouvrage une affaire d’honneur, et même de conscience : apprenez-lui à être habile ; c’est un grand point que d’avoir de l’esprit et du goût comme elle en a.

Est/ter n’est pas encore imprimée. J’avais bien envie de dire un mot de vous à madame de Maintenon, je l’avais tout prêt : elle fit quelques pas pour me venir dire un demi-mot ; mais comme le roi, après ce que je vous ai mandé qui s’était passé, s’en allait dans sa chambre, elle le suivait, et je n’eus que le moment de faire un geste de remerciement et de reconnaissance ; c’était un tourbillon. M. de Meaux me demanda de vos nouvelles. Je dis à M. le Prince, en courant : Ah ! que je plains ceux qui ne sont pas ici ! Il m’entendit, et tout cela était si pressé, qu’il n’y avait pas moyen de placer une pensée : vous croyez bien cependant que j’en mourais d’envie. Racine va travailler à une autre tragédie, le roi y a pris goût, on ne verra autre chose ; mais l’histoire d’Esther est unique ; ni Judith, ni Ruth, ni quelque sujet que ce puisse être, ne saurait si bien réussir.